Grand moment samedi 23 mars dans le Théâtre 400 du Quai à Angers : devant une salle comble, les 18 étudiants de la première promotion de l’École supérieure du Cndc ont dansé avec brio, fraîcheur et enthousiasme deux pièces exigeantes. La première s’intitule A Study on Sider et a été construite avec deux intervenants, Cyril Baldy et Katja Cheraneva, anciens danseurs de la Forsythe Company (Francfort et Dresde-Hellerau), dirigé par William Forsythe.
L’idée du directeur Noé Soulier n’était pas de reprendre tel quel un extrait d’une pièce de répertoire, ici Sider (2011), mais d’initier les étudiants aux techniques d’improvisation et de composition du célèbre chorégraphe américain. Son outil Improvisational Technologies : A Tool for the Analytical Dance Eye, publié sous forme de CD-Rom en 1999, avait fait date. Les étudiants avaient déjà été sensibilisés aux principes du répertoire et aux processus en jeu dans le travail de ce grand artiste pendant leur première année, en 2021-22, et s‘y sont repenchés cette année (leur dernière à Angers avant d’intégrer le monde professionnel) pour créer leur version de la pièce. Celle-ci a également servi à leur évaluation sur leurs compétences d’interprétation, un jury discret étant en effet présent dans la salle pour cette première.
« Dans Sider, nous dit Brigel Gjoka (danseur, chorégraphe et professeur d’origine albanaise et ancien danseur de Forsythe), nous partons en voyage en explorant différentes transformations. Créant au début de la pièce des cartes (maps) et suivant leur évolution, les danseurs changent de formes et incorporent le contenu au fur et à mesure de son développement. Le titre joue avec le double sens des mots insider et outsider et les danseurs explorent les mécanismes de l’inclusion et de l’exclusion. Le théâtre élisabethain, avec son rythme et son ton de discours spécifiques, a su se transmettre de comédien en comédien sur plus de 400 ans. Se servant de la bande son de la captation filmée d’une pièce de la fin du XVIe siècle, Forsythe s’est saisi de cette tradition. Le public ne saisit pas immédiatement le code de cette musicalité dérangeante présente chez les danseurs, mais l’accent est ainsi mis sur les notions d’analogie et d’opacité du drame, comme un puzzle que le spectateur ne peut identifier que plus tard ». On peut voir un petit extrait de la pièce sur internet, capté au festival Next Wave de la BAM (Brooklyn Academy of Music, près de New York). La musique est de Thom Willems, fidèle collaborateur de Forsythe.
Un entretien avec trois étudiants de l’école du Cndc Ema Bertaud, Muriel Garric et Alexandre Tessier, a permis de comprendre que, pendant l’exécution de la pièce, chacun des 18 danseurs était équipé d’une oreillette et entendait des extraits du Hamlet de Shakespeare. Un pont est ainsi jeté entre parole et mouvement, entre modèle linguistique et danse contemporaine, sans que toutes les clés ne soient fournies ou même perceptibles par le public. On retrouve le côté énigmatique et virtuose de Forsythe qui a fait sa célébrité dans les années 1990.
Les étudiants sont tous en baskets et survêtements de couleurs variées. La gestuelle, souvent présentée en duos, est sinueuse, décentrée, volubile, technique et les interprètes obéissent à un moment aux ordres donnés en anglais par l’un des leurs placés en bord de plateau (« Go ! », « Slow down ! », « Freeze ! », « Louise on your own ! », « Look above yourselves ! »…). Un trio vient à l’avant-scène performer une danse grotesque en parlant une langue incompréhensible avec des dialogues absurdes et drôles. Des moments de circulations rectilignes ou d’une longue ligne transversale frémissante finale rebrassent les cartes. Concentration, technique affirmée et vrai challenge sont ici à l’œuvre.
POROROCA
Changement complet d’ambiance pour Prororoca de Lia Rodriguès, la deuxième pièce au programme, que la chorégraphe brésilienne avait créée à Angers en 2009 au Quai, invitée par la directrice du Cndc de l’époque Emmanuelle Huynh. Pour la transmettre aux étudiants, Rodriguès est venue travailler trois semaines avec les étudiants à Angers en septembre dernier, mais a mis une condition : que le groupe vienne en amont à Rio de Janeiro vivre un temps d’immersion. Cela a pu se faire en juillet. Tout le travail de cette chorégraphe est engagé et reflète son lien avec la favela du quartier sensible de Maré, celui-ci comprenant risques et contraintes (réputé dangereux, Lia Rodriguès y a néanmoins installé sa base en 2009 et ouvert une école libre). La dimension politique de son travail a donc permis à ceux qui ont pu faire le voyage (12 étudiants sur les 18 de la promotion) de découvrir un univers bien moins balisé que le leur au Cndc et qui a nourri la pièce en profondeur.
« Pororoca (« Le bruit qui détruit » en langage Tupi), selon la feuille de salle, désigne au Brésil un phénomène naturel, le mascaret, vague spectaculaire produite par la marée de l‘océan Atlantique qui remonte le fleuve Amazone à contre-courant. Pour Lia Rodriguès, le mot devient métaphore de la rencontre des différences. La scène s’anime alors d’une houle incessante, une vague constante et multicolore se gonfle, roule, se brise et se reforme, nourrie des corps, des mouvements, des énergies et de émotions de chacun-e des danseuses et danseurs ».
Dès l’entrée du groupe côté jardin qui se rue sur le plateau et transporte une masse hétéroclite d’objets colorés, une multitude grouillante se jette sur scène. C’est en effet à une orgie d’étreintes, de portés, de danse jubilatoire souvent érotique (corps simulant la copulation), de grimaces entrecoupées d’immobilité soudaine de tous que l’on assiste, médusés de cette énergie débordante. Elle comprend des flashes de colère, de sadisme, de luxure, de possession, avec des moments de solos et un rassemblement en lignes ou en grande ronde pour une pause méritée. Assis, tous mangent alors un quartier d’orange avant de former un mur mouvant. La folie reprend, débridée, avec des danseurs qui chantonnent dans un grand rituel. Ce groupe soudé, tendre et rieur, quitte finalement la scène côté cour tandis qu’un dernier solo facétieux conclut cet incroyable moment, puissant comme un ouragan. On sent un engagement réel et un plaisir évident à danser, sachant que la pièce avait été présentée à Cannes en début d’année.
« Confrontations du singulier et du pluriel, signale le dossier de presse du festival d’automne 2009, ces situations de rencontre, de fuite, de solitude, ces moments de suspension, d’utopie, délivrent une vision résolument tournée vers l’avenir. « Faire de l’art aujourd’hui, affirme la chorégraphe, c’est être continuellement en chantier ». »
Passer de la première de ces deux pièces à la deuxième n’a pas été simple pour les trois étudiants : « Comment adapter mon énergie a représenté un enjeu fort, dit Ema, de manière à donner le meilleur de moi-même et faire comprendre au public ce que nous faisons. Car les propositions sont risquées. Il faut une rigueur dans le travail, sinon, il y a éparpillement ». Autre son de cloche pour Alexandre : « J’étais un peu paniqué par la présence de mes parents. Ils ne comprennent pas et n’approuvent pas forcément ce que je fais, même s’ils me soutiennent ». Ema signale par ailleurs : « Ma compréhension de la pièce aurait été très différente si je n’avais pas été à Rio travailler avec Lia. On parle de convoquer l’énergie d’une favela et Pororoca s’est dessinée dans ce contexte-là ». Muriel rappelle : « En arrivant, les élèves de l’école de Lia nous ont appris des solos qu’ils étaient en train de créer, on a traversé leurs matières et ce fut très enrichissant. L’apprentissage ensuite de la pièce ensuite avec Lia est venu naturellement » Pour les étudiants qui ne sont pas allés au Brésil, la cohésion du groupe, la détermination et le sens pédagogique de Lia Rodriguès ont pu vaincre cet obstacle
Concernant la pièce de Forsythe, l’immersion n’a pas été aussi forte, mais le processus semble avoir beaucoup intéressé les étudiants. Muriel explique : « On a commencé en créant des jeux de mots à partir de nos prénoms puis fabriqué des cartes (maps) en 3D. Les mots y ont été reliés puis les maps ont été dansées. Chacun-e d’entre nous a trois maps, ce sont des improvisations très structurées. Le public doit avoir l’impression que c’est de la chorégraphie. Il faut rester dans cette qualité où je me surprends moi-même tout en étant claire ». Alexandre précise : « Les solos, duos, trios sont calés à l’avance mais mes maps sont improvisées. Le moment de vraie prise de risque est celui où Noan nous donne ses instructions en live (comme dit plus haut avec les ordres donnés par l’un des danseurs) ». Pour Muriel, l’autre challenge a été « celui de s’ouvrir au public, de projeter malgré la grande concentration qu’exigent ces deux danses ». Enfin, la difficulté a consisté à se replonger dans ce travail de maps une semaine avant le spectacle avec seulement deux jours avec Cyril Baldy. « On a notamment manqué de temps pour explorer la dimension « Hamlet ». Une semaine de plus n’aurait pas été de trop », précise Alexandre.
Si imaginer ce travail complexe semble hors de portée du spectateur – et a fortiori du lecteur de ces lignes, le résultat a été passionnant à suivre et il reste à souhaiter à ces étudiants de terminer leur cursus brillamment après trois années de travail. On les a beaucoup vus pendant Conversations, puisque la fréquentation du festival est obligatoire pour eux tous.
Sous le regard avisé de Mark Lorimer, conseiller pédagogique du Cndc et ancien danseur d’Anne Teresa de Keersmaeker, et l’accompagnement constant de la direction du Cndc (Noé Soulier, Marion Colléter et Amélie Coster), divers enseignants sont intervenus, ont transmis du répertoire, observé les compositions personnelles des étudiants, animé des ateliers, dispensé des cours théoriques et de nombreuses sorties ont eu lieu. Des déplacements à Nantes, Paris et Berlin ont aussi été organisés et le partenariat avec l’université d’Angers a également enrichi leur parcours. Ils ont notamment beaucoup apprécié l’enseignement de la philosophe et artiste Emma Bigé, spécialiste de la théorie queer et des philosophies écologiques.
Remerciements aux étudiants E.Bertaud, M.Garric et A.Tessier pour leur participation à une interview au Quai à Angers réalisée le 30 mars et à la directrice pédagogique du Cndc Amélie Coster.
Visuel : © Cndc-Angers