Alexandrie : la ville mythique est sous le joug de la dictature

Une si belle amitié:

Nous sommes en 1964, la belle Lydia dirige «Artinos» l’un des meilleurs restaurant d’Égypte. Le soir un groupe d’amis, appelé «le Caucus» s’y réunit. Les discussions, toujours animées, se prolongent tard dans la nuit. Elles portent sur Alexandrie, leur ville qu’ils aiment tous passionnément …et sur la politique. Au «Caucus» la révolution nassérienne provoque de vifs débats. Tous ses membres sont dotés d’une riche personnalité. Abbas est un aristocrate, brillant avocat, farouche défenseur des libertés publiques. Anas est un artiste idéaliste, peintre et portraitiste de talent. Chantal est française, propriétaire d’une librairie francophone. Elle se révèle être une redoutable polémiste malgré sa tristesse existentielle. Tony, après de brillantes études à Oxford a fondé une très prospère chocolaterie. Ce patron humain, généreux est aussi un célibataire endurci.
Tous vont être confrontés à la marche de l’histoire dans la ville d’ Alexandrie, «où se joue une bataille entre la beauté et la laideur». Mais le régime a subit des échecs. La surveillance généralisée s’accroît, la répression s’intensifie, la peur s’installe. Le Caucus et ses membres sont de plus en plus menacés….

La marche vers la dictature :

Alaa El Aswany nous offre une superbe fresque de la bourgeoisie égyptienne, à Alexandrie dans les années soixante. Le style du roman est limpide, clair, fluide. Sa lecture est très agréable, le suspense et les rebondissements ne manquent pas. Le livre porte d’abord sur une amitié indéfectible entre diverses personnalités, aux positions sociales et aux convictions politiques différentes. Il exprime la nostalgie de l’Alexandrie d’alors, une ville douce et délicate, une ville à la diversité culturelle unique depuis « Al Andalous ». Mais comme le regrette Anas, cette ville aimée tend à disparaître, l’amour et la tolérance y reculent.
Il s’agit aussi d’un texte de philosophie politique. La révolution de 1952 a ses acquis comme l’éducation pour tous et la réforme agraire. La liberté de mœurs d’alors nous apparaît étonnante, même si les conditions de vie des femmes étaient loin d’être idéales. Carlo, le barman, est un séducteur cruel et misogyne. La jeune Néamat doit fuir le domicile familial, harcelée par son beau-père. « Si la révolution est une belle chose, elle peut vite se transformer en despotisme ». Les membres du Caucus déplorent la surveillance de la population, la censure, les pressions sur les milieux artistiques, les expulsions après la guerre de 1956. Le soutien des égyptiens à la révolution n’est peut-être qu’apparent. La réponse appartient peut-être à «Adli le Noir», le truand au grand cœur : « Malgré ce qui se dit, la révolution n’a rien changé. La loi n’est pas la même pour tous. Le problème de l’Égypte est le mensonge, un mensonge provoqué par l’oppression ».
« Au soir d’Alexandrie » est un roman historique passionnant. Les espoirs et les désillusions d’alors éclairent le présent, la montée des Islamistes, l’échec des printemps arabes, la persistance des dictatures. Dans ce livre, Alaa el Aswany déploie son talent de romancier et exprime son engagement pour la liberté et la démocratie qui manquent tellement aux peuples arabes.