Après plus de trois décennies d’un parcours profondément inscrit dans le paysage chorégraphique français et international, le chorégraphe Yvann Alexandre décide de quitter la scène. Celui qui a inscrit la douceur comme un geste de danse nous a livré, dans un entretien très sensible, ses envies pour la suite de sa carrière.
La compagnie existe depuis 33 ans. J’ai commencé à 16 ans et je n’ai fait que ça. C’est l’amour d’une vie. Je me dis que je suis encore jeune et que c’est l’occasion pour moi de faire d’autres choses. Il y a forcément une prise de conscience, quelque chose qui s’est enclenché il y a quelques années. En 2019, j’ai pris la direction d’un théâtre à Nantes, le Théâtre Francine Vasse. J’ai aussi passé un diplôme pour la première fois de ma vie puisque je n’avais qu’un brevet des collèges. J’ai passé un Master en direction d’équipement public et culturel à l’université d’Angers, à l’ESTHUA précisément. Ensuite j’ai démarré une aventure avec la SACD : d’abord en tant qu’administrateur délégué à la danse, dans le relais de Régine Chopinot ; puis en tant que vice-président musique et danse. Donc je dirais que ces expériences et ces responsabilités ont inévitablement transformé mon regard, mon action et mes envies. J’attendais aussi de trouver le bon moment. C’est un peu étrange de dire cela parce que je sais que c’est atypique, mais j’attendais le moment où je sentais que j’étais le plus heureux. Le moment où j’étais le plus dans une émancipation créatrice. Parce que tout va bien, je sais que c’est le moment d’arrêter.
De manière assez étrange, depuis tout jeune, même au démarrage de la compagnie à l’âge de 16 ans, j’ai été obnubilé par le fait de garder, conserver, valoriser le moindre programme de salle, le moindre billet. Chaque fois que j’allais voir un spectacle, comme le programme de Merce Cunningham avec la création Océan à Montpellier, ou encore les documents de la compagnie de Dominique Bagouet. Enormément d’évènements de cet ordre me viennent en tête. Mes cahiers de création, mes notations papier sur des coings de table… Tout cela s’est accumulé dans le temps. Il y a eu un deuxième moment important, c’est que la compagnie a fait partie des dix contributeurs historiques de NumériDanse. Tous ces évènements se sont amassés avec toujours ce souci de faire communauté et de laisser des traces ou des outils. Je préfère le mot outil à trace. Les choses se sont mises en place petit à petit.
Pour les 15 ans de la compagnie, j’ai commandé à un plasticien qui s’appelle Sébastien Simon, qui est établi dans le sud de la France, une sorte de banque d’archives physique dans lequel chaque cahier de création, chaque vie des œuvres, chaque élément de costume a été rangé. Il reste néanmoins, pour le CND, un travail colossal de compilation, peut-être d’éditorialisation à mettre en place. Qu’est-ce qui rentre au CND ? Il y a bien sûr la vie des créations dans leur entièreté que j’ai pu réaliser sur ces 33 années. Mais il y a aussi les outils de transmission. Je pense à tout ce qui touche la transmission pédagogique et artistique. Egalement la vie des lieux et des politiques culturelles qui sont importantes. C’est passionnant, puisqu’on va retrouver les programmes d’Île-de-France opéra et ballet, les programmes, des salles, les articles, les saisons de la danse à l’époque. On retrouvera beaucoup d’outils qui ont été conservés. Au-delà de la compagnie Yvann Alexandre, il s’agit plutôt de documenter une fenêtre sur la danse de 1992 à aujourd’hui.
Ça a été une question essentielle qui, pendant deux ans, m’a assez perturbée, pour être honnête, parce qu’effectivement, en tant que créateur on démarre par la transmission. Je démarre avec l’expérience, les publics, les territoires, pour parfois arriver à la possibilité d’une œuvre. Souvent, les autres chorégraphes commencent par une œuvre, et ensuite inventent les outils de médiation. Moi, c’est l’inverse. En tant qu’artiste débutant dans un premier temps, puis aujourd’hui en tant qu’artiste confirmé, j’ai expérimenté des choses différentes, avec le décès de Dominique Bagouet et les carnets Bagouet, avec la fin du parcours d’Odile Duboc. C’est-à-dire qu’il s’est produit énormément d’évènements qui m’ont questionnés. Alors, j’ai fait le choix que toutes mes pièces arrêtent de tourner le 30 juin. Je choisis de fermer cette page. Cela ne veut pas dire qu’elles ne seront plus accessibles, si des artistes souhaitent les reprendre, ils pourront. Je pense notamment aux jeunes interprètes des conservatoires supérieurs, ou les ballets. Je suis ouvert à cette possibilité. Mais par contre, de mon côté, je cesse toute activité.
Exactement. Et pour aller jusqu’au bout de la transmission, la toute dernière représentation de la compagnie ne sera pas dansée par la compagnie elle-même. Elle va être interprétée à Montpellier, à l’Opéra, là où tout a commencé en 1993. Et la représentation sera incarnée par les jeunes élèves du conservatoire de Montpellier, qui ont environ 15-16 ans, c’est-à-dire l’âge que j’avais quand j’ai commencé. La pièce s’appelle « Les élancés ». J’ai choisi pour clôturer la compagnie, d’être pleinement dans la transmission. La pièce ne sera pas interprétée par des artistes professionnels, mais par des artistes en devenir. Pour moi, c’était cohérent que cette dernière date soit interprétée par des artistes qui ont l’âge que j’avais lorsque j’ai commencé.
Je vais présenter ma nouvelle et dernière création intitulée « Néon », qui sera interprétée par la compagnie.
A Montpellier, ce sera « Les élancés », une autre pièce donc. C’est une pièce qui fait partie de mon répertoire, qui a été plutôt transmise dans les jeunes ballets et les cellules d’insertion professionnelles en France et à l’étranger. Je pense aux jeunes ballets à Toulon, au Conservatoire de Rennes. C’est une pièce qui retrace les 30 ans de répertoire de la compagnie. J’ai choisi cette dernière pièce-là plutôt qu’une autre comme acte final. Mais par contre, durant toute la saison, c’est « Néon » qui tourne, le film « Une île de danse », et « Infinité » que vous avez vu, un duo qui marche très bien.
Dans la chronologie, il y a eu cette pièce qui terminait un cycle de création appelée « Se méfier des eaux qui dorment », qui était une relecture du Lac des Cygnes. Et je souhaitais, avec cette pièce, aller au bout de mes anciens outils ou de mes anciennes manières d’écrire la danse ou de travailler. Je suis allé jusqu’au bout de ce que je voulais clôturer. Une fois que j’ai fait ça, je me suis dit que là, tout était possible, notamment parce que j’ai pris confiance en moi. Je ne sais pas si c’est le fait de vieillir, mais il y a un moment où je me suis senti apaisé et moins anxieux. Je ne cherchais plus à correspondre à l’image que j’avais façonnée pendant toutes ces années. Chaque fois que je me trouvais en France, j’essayais de bien correspondre à l’image que j’avais construite en termes de carrière. Quand j’étais à l’étranger, j’étais d’une très grande liberté. Et comme l’activité de la compagnie est très importante à l’étranger, je me suis dit qu’à un moment, il fallait que je réunisse mes deux personnalités, privée et publique. Ce qui a donné « Infinité ». Et qu’est-ce qu’ « Infinité » ? C’est finalement tout ce que je ne souhaitais pas montrer, à savoir l’humanité, l’organicité. La ligne, la partition, la ligne, la partition, l’abstraction. Et cela me convenait très bien de me cacher derrière cette partition. Mais dans la création « Infinité », il y a quelque chose qui s’est dévoilée, un autre moi, que les danseurs qui dansent avec moi depuis longtemps connaissent. Quand ils sont dans le studio, ils parlent de souffle, d’appui, de douceur. Les interprètes ont toujours été dans cette dynamique, mais le public percevait quelque chose d’assez froid. « Infinité » a permis de révéler l’autre facette de ma personnalité.
Pour répondre à votre question Qu’est-ce qu’un tube ? Je pense que c’est une chose à la croisée de trois endroits. D’abord la relation empathique avec les publics, c’est-à-dire une pièce qui t’échappe. Tu ne sais pas pourquoi, mais elle rejoint les publics, au pluriel, de manière instinctive. Ensuite, la profession dans toute sa diversité, des grandes scènes aux ruralités. Et le troisième, c’est la pièce qui te rend heureux. Tu pressens que quelque chose s’est jouée non pas à l’endroit non pas de la frustration, mais à l’endroit de l’ouverture. C’est-à-dire que j’ai senti dans « Infinité » que je pouvais ouvrir des espaces de création, des espaces d’expérimentation, des espaces de tentative, qui étaient absolument, sans faire de jeu de mots, avec l’infinité, infinis dans cette ouverture. Je pense qu’un tube, c’est cela. Mais c’est aussi, évidemment, le nombre de diffusions, et la durée dans le temps d’une pièce. La pièce initialement créée au tout début de l’année 2023 continuera de se jouer jusqu’en 2026. Et peut-être au-delà au regard de son succès.
Ce serait moins un geste qu’une attention constante vers la communauté ou vers les communautés chorégraphiques. Je pense qu’un geste s’efface rapidement, de manière éphémère. Mais mon attention pour les communautés, pour la danse, elle est restée constante. Je suis un amoureux de la danse, des chorégraphes, des interprètes, des publics, des lieux. Je trouve que la danse, elle offre quelque chose de formidable dans ce qu’elle répare et elle réunit les gens. Dans ce qu’elle ouvre d’imaginaires et dans ce qu’elle transmet au-delà des générations. Et je crois que ce que je vais garder de ma carrière de chorégraphe, c’est finalement cette aventure partagée et commune.
Visuel :© Y.A