À l’occasion de l’événement We Are French Touch du 26 novembre prochain, nous avons pu nous entretenir avec l’un des intervenants phare de cette édition 2025, Bertrand Burgalat, fondateur du label tricatel et Président du SNEP. L’occasion pour nous de revenir avec lui sur l’héritage de la French Touch, et d’évoquer les enjeux actuels de la création musicale.
BB : « Quand il y a eu la première French Touch, j’avais dix ans de plus que les protagonistes, je n’avais pas l’impression de faire partie du groupe, mais cette vague a affranchi la création française de certains préjugés et sortilèges. Étrangement, à la fin des années 1990, le monde était plus fluide et plus ouvert qu’aujourd’hui, car, paradoxalement, les échanges sont désormais plus cloisonnés : on parle beaucoup de mondialisation mais on a du mal à savoir ce que nos voisins italiens ou espagnols écoutent, car il y a les vedettes mondiales d’une part, et les répertoires locaux de l’autre, avec peu d’entre-deux. Mais il est possible aujourd’hui, d’où qu’on vienne, de toucher un public partout dans le monde, y compris quand on évolue à la marge comme moi.
Il y a aussi une dissymétrie dans les procédures avec des pays comme les États-Unis, qui sont protectionnistes chez eux et libre-échangistes chez nous, qui imposent des frais de visas et de permis de travail dissuasifs aux artistes français, sans la moindre réciprocité de notre part. Il me semblerait judicieux, comme pour les autres domaines économiques, d’y répondre non par des aides arbitraires à l’export, ou une surenchère de taxes, mais par une désescalade de celles-ci et une symétrie dans les formalités d’accueil des artistes qui nous permette de travailler aussi facilement aux États-Unis que nos amis américains travaillent en France.»
BB : « Oui. Il y a de grandes réussites à l’exportation, que le Snep et le Centre National de la Musique recensent avec les certifications export. Il faut également souligner que le niveau d’excellence des instrumentistes est en hausse. Internet a donné aux 20-30 ans une culture musicale extrêmement vaste, et une vraie aisance technique. Grâce au streaming, ils ont accès à toutes les musiques jamais faites, et beaucoup ont passé le Covid à travailler leur instrument sans relâche… »
BB : « Ça a toujours été difficile de faire de la musique, d’apprendre un instrument, d’en vivre, de sortir des disques. Aujourd’hui, ça reste difficile, mais pour des raisons inverses : il n’a jamais été aussi facile d’enregistrer, de diffuser sa musique, il est donc beaucoup plus difficile de se distinguer.
On a gardé du vieux monde ses pires côtés, en important dans le streaming les méthodes des radios FM avec les playlists marketées, le Discovery mode et les mises en avant qui perpétuent les têtes de gondole des hypermarchés. Il y a un million de nouveaux morceaux par semaine sur les plateformes et c’est très difficile de percer le mur de l’indifférence, mais c’est aussi cette difficulté qui fait de la musique une activité toujours aussi nécessaire et passionnante. »
BB : « En tant que musicien, l’IA générative ne m’intéresse pas, car elle correspond à des questions qui ne se posent pas en ces termes. Créer une chanson ou un morceau, c’est essayer d’exprimer quelque chose qu’on a en soi et qu’on ne peut pas dire autrement. Et lorsqu’on fait une musique pour un film ou une commande, c’est tenter de comprendre ce qui va servir le propos. L’IAG est louée par les personnes qu’elle va remplacer : les adeptes de la musique la plus moyennisante. Et je ne parle pas là des enjeux juridiques et moraux, qui sont considérables. »
BB : « Je suis convaincu que nous serons amenés à faire payer la mise en ligne de la musique, avec un barème qui n’entrave pas les créateurs les plus fragiles et sincères. Deezer a montré que certains déposent jusqu’à mille morceaux par jour, entièrement générés par IA, ça n’engendre pas seulement des injustices mais des problèmes écologiques, car il va devenir impossible de stocker des contenus aussi exponentiels.
De même qu’on ne peut pas parler sans cesse de transition énergétique et continuer de récompenser les voyageurs qui prennent souvent l’avion, nous devons promouvoir la sobriété musicale et pénaliser les dévoiements. On ne va pas décréter qui a le droit d’enregistrer, mais quelques mesures de bon sens nous permettront de décourager les faussaires, d’éviter l’engloutissement et la paralysie du modèle du streaming, qui a sauvé cette industrie après qu’elle a déjà été la première, au début du siècle, à faire face aux défis du numérique. Bientôt, ça sera une évidence. »
BB : « Peut-être, mais qu’est-ce qu’un créateur ? L’IA « classique » est un outil que nous utilisons en studio depuis 45 ans avec les séquenceurs, les automations de console ou les échantillonneurs. L’IA générative, c’est une autre affaire, elle va amplifier le pire de ce qui existe déjà : l’inflation de contenus, la fausse perfection, la désinstrumentalisation, la désincarnation, la déshumanisation, la primauté du choisisseur sur le créateur, la dévalorisation et l’ubérisation de la musique. Elle fera du “à la manière de” de façon brillante, comme les bons élèves des classes d’analyse du conservatoire, et elle créera même, par accident, des choses stupéfiantes, comme l’horloge en panne qui donne la bonne heure deux fois par jour. Le combat, c’est la pensée parfaite contre la pensée singulière. Je milite pour la seconde, et l’imperfection.
On aura des choses très bien en apparence, mais sans âme, avec une inversion des rôles entre l’humain et la machine : ce n’est plus celle-ci qui nous aide, c’est nous qui corrigeons ses erreurs. Il faut se demander, comme le fait le philosophe Eric Sadin : est-ce qu’on a la main, ou pas ? Quand l’IA sert à évaluer l’impact d’un médicament on a la main. Quand elle permet de générer automatiquement des musiques après avoir moissonné illégalement l’ensemble des répertoires, on ne l’a pas. J’espère qu’on va arriver à quelque chose de raisonnable.
Les seules musiques qui ont une chance de survivre à l’IAG seront fondées sur la sincérité, la singularité, et une forme de perfectionnisme dans l’imperfection. »
BB : « Il y a un engouement des milieux financiers basé sur l’ignorance et un effet de mode. Les mêmes qui, il n’y a pas si longtemps, évoquaient avec emphase le métaverse, les NFT et de la blockchain se ruent sur l’IA comme si elle venait de naitre, c’est l’habituelle Fear Of Missing Out qui pousse, comme aux débuts d’internet, à soutenir des projets prometteurs mais vides, au détriment des vraies innovations.
Je suis très méfiant à l’égard des beaux parleurs qui promettent des résultats extraordinaires : si leur projet était si génial, ils auraient intérêt à se faire discrets afin d’en garder le contrôle. Il faut arriver à faire la part des gens qui veulent vraiment créer de la valeur, y compris autour de l’IA, et de ceux qui cherchent à valoriser leur boîte pour la vendre au plus cher.
Il est souhaitable que l’intervention publique soit judicieuse et ne se laisse pas emporter par l’éloquence de certains acteurs. Nous avons besoin de mécanismes incitatifs qui évitent le plus possible le favoritisme, et non de concours d’éloquence où les anglicismes de BDE et les vilains mots comme disruption donnent l’avantage. »
BB : « La musique nous ouvre à toutes les autres disciplines. On travaille avec des écrivains, des poètes, des gens de l’image, du cinéma, des peintres, des chorégraphes… Ainsi actuellement, je termine la BO d’un film de Marc Fitoussi avec Isabelle Huppert et Sandrine Kiberlain, je compose la musique d’un documentaire sur Fritz Lang et Thea Von Harbour, je travaille pour une grande maison de luxe sur un projet de réalité virtuelle avec Small Creative, je travaille avec Karol Beffa, avec Archie Shepp, je viens de sortir un disque de Serge Rezvani, qu’il vient d’enregistrer à 97 ans et je produis des artistes comme Catastrophe qui ont trente ans de moins que moi.
Je suis très méfiant lorsque l’art est présenté comme une exception culturelle, c’est très efficace vis à vis des pouvoirs publics, mais c’est désastreux pour les autres catégories sociales, qui ont ainsi l’impression que nous voulons ce que nous interdisons aux autres, la préférence nationale, des passe-droits et des statuts particuliers. Contrairement aux idées reçues, la musique enregistrée reçoit très peu d’aides publiques, et c’est très bien comme ça. Avec moins de 30 millions, le crédit d’impôt en faveur de la production phonographique (CIPP), qui n’est pas une subvention arbitraire, pousse l’ensemble des entreprises, quelle que soit leur taille, à être plus ambitieuses et audacieuses. La musique enregistrée crée de la richesse, de l’emploi, bien au-delà de son chiffre d’affaires. Comme avec le numérique, toutes les questions auxquelles nous sommes confrontés concernent ensuite tous les autres domaines d’activité humaine. Avec l’IA générative, c’est ce qui est en train de se passer. »
Visuel : © Serge Leblon
We Are French Touch 2025 : le 26 novembre prochain au Palais Brongniart