En mai 2025, nous avons découvert la pièce Toast de Victoria Neefs, un huit-clos saisissant sur les réactions de cinq personnages face au drame et à l’impuissance. À l’occasion de deux nouvelles représentations à Poush (Aubervilliers) les 13 et 14 décembre, nous avons échangé avec l’artiste pour en savoir davantage sur son univers.
La pièce est réellement revenue dans ma vie en 2023. Louisa Lacroix, mon actuelle co-metteure en scène avec qui je jouais dans un autre projet, m’a reparlé de Toast, et on l’a relue. C’est en grande partie grâce à elle que j’ai décidé de monter le projet.
Au début, je ne pensais pas qu’une pièce que j’avais écrite quatre ans auparavant puisse encore résonner. Je l’ai écrite très chargée des attentats du 13 novembre, et il s’est avéré qu’après avoir vécu la pandémie, avec les confinements et les couvre-feux, ce qui était une autre forme d’enfermement, de crainte envers l’extérieur et l’autre, Toast avait trouvé une autre zone de résonance.
Dans le travail de réécriture, j’ai voulu effacer au maximum le soupçon d’un attentat terroriste. Il fallait que ça se porte sur l’événement au sens large qui vient interrompre le cours de la vie et tout bousculer, sans nommer précisément la cause.
La première partie du développement de ces personnages a été très influencée par mes études d’anthropologie, de philosophie et de sociologie. Au moment de Charlie Hebdo, on étudiait l’impact des images dans nos sociétés et les émotions qu’elles peuvent véhiculer. Le monde de l’action a confronté le monde des idées, ça a été vertigineux. Tout ce qu’on pouvait théoriser en cours a été mis à l’épreuve. Certains élèves comprenaient la violence engendrée par le fait de montrer des images comme celles que Charlie Hebdo montrait. Ces affrontements d’idées ont vraiment participé à la construction des personnages. Je trouvais ça fou que face à un même événement, il y ait autant de réactions polarisées, surtout dans un environnement où les gens ne paraissent pas si différents.
Par exemple, le personnage de Thibaut, celui qui est en doctorat de philosophie, éprouve cette confrontation. Sa vie perd son sens, c’est la désillusion. Il s’est caché derrière les mots. Il représente cette impuissance face aux actions, qui auront toujours un degré d’avance sur les mots.
Dans cette situation, je trouvais aussi intéressant de voir le déni qui s’active et les échappatoires qui se créent. Pour le personnage de Louise, que j’interprète, ça va passer par son couple. Dans ces moments-là, je pense que les personnes dont on peut se sentir le plus proche sont celles qu’on va complètement remettre en question : l’autre avec qui je suis peut aussi disparaitre. Elle veut s’en dissocier un peu plus, afin qu’il arrête de prendre toute cette place émotionnelle dans sa vie.
À travers cette pièce, j’ai voulu parler de mon ressenti face à ce manque de possibilités d’action. Ce qui est merveilleux avec le théâtre, et de manière générale dans les expressions artistiques, c’est que la catharsis opère. L’idée est que le public éprouve cet exutoire et puisse s’adonner dans ces moments de crise. Ce que font les personnages, c’est qu’ils oublient qu’il y aura un demain. Dans la vie, on est très conscients qu’il y aura un après cette confrontation, donc on ne se laisse pas aller dans ces émotions très fortes, alors qu’eux perdent cette conscience.
Eux, les mots qu’ils choisissent sont tellement forts et tellement violents qu’ils ne vont peut-être plus pouvoir rester amis. Par cette fuite, ils vont s’abimer au-delà de la crise elle-même. Si les mots ont un énorme poids, il faut savoir les utiliser, il faut être conscients de leur force. Ce que je souhaite, c’est donner au public l’envie de préserver son lien à l’autre sans succomber sous la pression d’un moment dramatique et traumatique, et de continuer à aller vers l’autre, à faire attention à l’autre.
La philosophie et les formes artistiques nous permettent d’avoir une plus grande empathie et une plus grande curiosité. Elles nous encouragent aller vers l’autre, à ne pas rester autocentré et oublier de faire société, car c’est notre force, ce sans quoi rien ne serait possible. C’est une forme de résistance d’encourager le public à faire société, de le réconcilier avec des notions comme la communauté. Cette notion est très teintée aujourd’hui, ça représente aussi des extrêmes, mais c’est magnifique de pouvoir faire communauté et société. C’est un processus de réconciliation avec l’autre, avec soi-même aussi, dans une vie de plus en plus dématérialisée et virtuelle.
Dans l’art, tout est expérience et événement, et on doit se déplacer pour le vivre collectivement. Quelque part, ça nous réconcilie avec notre physicalité. On oublie qu’on est des êtres mortels, faits de chair et d’os, mais c’est toute la beauté de notre expérience humaine et il faut la célébrer. Comme le disait Claude Régy, j’aimerais que « les gens se réhabituent à leur propre miracle vivant » (dans Écrits 1991-2011, NDLR).
Quand j’ai développé les personnages, j’ai pensé à des gens avec qui j’étais aux cours Florent, et j’ai écrit ces personnages pour eux. Ils n’étaient pas forcément philosophes ou grands militants écolo, mais ils avaient des traits de caractère que je souhaitais développer.
En remontant la pièce, il y a eu un travail de réécriture et d’ajustement. Je pense au personnage d’Elie que j’ai réécrit pour Tom, qui a apporté quelque chose de très riche qu’on n’avait pas encore vu dans ce personnage, une vraie douceur et beaucoup d’humour.
Avec Louisa, on a été formées dans la même école, à Fonact, et notre approche est très imprégnée d’une influence anglo-saxonne, basée sur la notion d’ensemble et sur le travail de la complicité. L’idée est de créer un collectif et d’aborder le travail comme un espace d’exploration constante. On commence par aller farfouiner dans tous les aspects d’un personnage, les manières d’interpréter et de jouer une scène, et de donner une place à quelque chose de très organique. Pour ça, on devait mettre en condition les comédiens et les amener dans cette dynamique.
Le fait d’avoir Louisa à mes côtés a pu apporter un autre regard sur un texte que j’ai écrit, soit plein de nouvelles possibilités. Les comédiens apportent aussi leur singularité, donc on se défait de l’idée qu’on s’était faite des personnages.
Le but du quadrifrontal, c’est de permettre une proximité comédien/public plus intime, où la frontière entre fiction et réalité se brouille, et d’avoir plusieurs vécus d’une même pièce. Quand un personnage parle de dos, on ne peut que se nourrir des réactions des autres. Ça permet de voir la pièce différemment à chaque fois, et de créer un espace, après la représentation, où le public peut autour de son vécu subjectif et individuel.
Pour Poush, on a prévu quelque chose que j’avais envie de faire depuis 2019 : comme on n’a pas de résolution à la fin de la pièce, j’ai envie donner sa place au public pour qu’il ait son mot à dire là-dessus, donc il y a tout une interaction qui est prévue mais je ne vais pas en dire trop pour la surprise !
En faisant le choix du quadrifrontal, j’ai limité mes possibilités, car j’ai vite réalisé qu’il y avait peu de lieux dédiés au théâtre qui pouvaient accueillir cette configuration. Donc je suis allée vers des tiers lieux, des lieux culturels, et un nouveau champ des possibles s’est ouvert. J’ai commencé à envisager d’habiter l’espace autour de la pièce, en créant un avant et un après la représentation, pour se retrouver et créer du lien et mettre à contribution les spécificités des lieux.
Poush, le lieu des prochaines représentations, est un centre d’artistes et d’ateliers d’artistes, en résidence et extérieurs, et c’est mis en avant dans une exposition collective. C’est aussi endroit identifié pour la fête, où il y a des performances musicales (il y en aura après Toast). Ce sera une sorte d’au revoir car ils déménagent, d’où le nom de l’exposition, « À bientôt ». On va quitter le lieu en levant un verre à sa sortie.
À chaque fois, on voudrait penser un dialogue avec les lieux. On s’intéresse aussi aux théâtres. Pour Louisa, Inès (notre créatrice lumière) et moi, ce serait un challenge de repenser la scénographie et la lumière afin de permettre l’intimité. Changer de lieu, c’est une manière de renouveler la pièce, de lui donner un nouveau souffle.
Je suis en train de travailler sur un nouveau projet, le nom en cours c’est Pluriel·le·s et je candidate pour faire des résidences d’écriture. À la différence de Toast que j’ai écrite sans structure d’accompagnement, j’ai envie de le développer avec des partenaires et des lieux. C’est un projet qui parle de reconstruction, de création, d’amour, et surtout de la notion de souvenir face à la réalité. On se crée notre propre réalité́ et les souvenirs ne sont pas (toujours !) porteurs de vérité.
Spectacle à voir à Poush (Aubervilliers), du 13 au 14 décembre à 17h.
Production : Collectif Boîte Noire
Texte : Victoria Neefs
Mise en scène : Louisa Lacroix et Victoria Neefs
Distribution : Agnès Perraud, Jonas Hirsch, Louise Lacroix, Tom Le Pottier, Victoria Neefs, Théo Salemkour
Scénographie : Pierre Simon
Création sonore et composition musicale : Samuel de Gunzburg
Création lumière : Inès Clivio
Chorégraphie : Julien Moreau
Visuel : ©Capucine de Montaudry