« Veiller sur elle », de Jean-Baptiste Andréa, une fresque littéraire aux mille échos

Les Enfants terribles

Michelangelo, alias « Mimo, », a un prénom prémonitoire et une mère qui l’a abandonné pour le livrer comme tout jeune apprenti à un vague parent sculpteur. Il est également porteur de deux tares pour vivre dans la ville italienne rurale de Pietra d’Alba : sa petite taille et son origine française. Dans un grand effluve de fleur d’oranger (l’activité économique locale) la rencontre avec Viola, sa « jumelle cosmique », bouleverse la vie du jeune nain. Viola est sortie brusquement de l’enfance lorsque l’un de ses trois frères est mort à la Première Guerre. Brillante, prodige même, elle lit et retient tout. Elle vole les livres de son père pour les prêter à Mimo et faire son éducation. Lui s’instruit, avidement, apportant ce savoir inespéré dans la direction où il va : il se sait déjà sculpteur…
Commence alors l’amour d’une vie, que rien ne pourra entamer. Ni les différences de classe, ni les accidents fous, ni les tentatives de fuite avortées de Viola, contrainte par son genre et sa condition. Il se fâchent, se taisent et se retrouvent, par-delà le succès fulgurant de Mimo, et malgré les divergences politiques sur le fascisme. Deux enfants terribles traversent le siècle et l’on vit à travers eux 50 ans d’Histoire de l’Italie en quittant avec Mimo les Abruzzes pour Florence, Rome et même Paris ou New-York.

L’œuvre au brun

L’histoire met un peu de temps à s’installer, dans ce roman rural et abrupt où les corporations et les ordres règnent encore. Les premières pages font penser à un livre de Milena Agus transplanté dans le Nord … Mais l’on s’imprègne et, une fois complice des rencontres secrètes de Viola et Mimo, on vit avec eux la violence de la Modernité dans leur village et on ne quitte plus ce livre. Il faut dire que le roman est classique dans sa langue : il pointe vers le sens du détail et de la psychologie qui marque l’aube du modernisme. Nous nous rappelons nos lectures marquantes de jeunesse : Narcisse et Goldmund de Hermann Hesse, L’Oeuvre au noir de Marguerite Yourcenar ou bien encore Le Monde d’hier de Stefan Zweig. On voit bien Visconti adapter le film, ou aujourd’hui pourquoi pas, Sorrentino… Mais après avoir craint un roman nostalgique, on se rend compte que, jusque dans les sculptures de Mimo lui-même, le malaise de notre ère contemporaine est là. Quels sont les compromis dont on ne se remet pas ? Quelles lois de la famille ne dépasse-t-on jamais ? Et quelles trahisons peuvent être dictées par l’amour ? La complexité du personnage de Mimo, artiste très incarné et très vivant, nous guide dans ce monde où tous les repères : la famille, l’Etat, le couple, sont ébranlés. Les pages sur l’antisémitisme du régime fasciste après 1938 sont brillantes et brulantes, la défense du pape, intéressante et l’on se projette fort bien dans cette Italie en mutation où un parti extrémiste distribue les honneurs et se fait soutenir aussi par des sympathisants passifs. Une fresque vibrante, qui a mille échos dans notre vie d’aujourd’hui.