Une Vénus de 5743 ans aux Zébrures de Printemps : Olivia Csiky Trnka évoque la mort de manière « joyeusement frontale »

Combien de textes écrivez-vous en même temps ?

Un texte a plusieurs étapes de développement qui peuvent aller très vite, ou mettre des années. Chaque texte naît d’une expérience, d’un sentiment, d’une rencontre avec un lieu. A partir de là, je tire des fils, je fais des parallèles avec d’autres expériences, d’autres événements. Puis, il y a toujours un moment qui survient où l’on se dit : c’est maintenant. D’un coup un petit espace-temps s’ouvre, une faille temporelle. Il faut écrire là-dessus, écrire, écrire, écrire… parfois même beaucoup même. Ensuite, il faut laisser reposer, fermenter pour finalement y revenir. Quand on rate ce moment magique, cette faille temporelle, c’est difficile de revenir au texte. Écrire, c’est à la fois faire convoquer le monde et convoquer des expériences personnelles. Écrire, c’est amener des outils de réflexion, de beauté, de surprise, de curiosité. Je crois qu’il faut plusieurs espaces-temps pour qu’il y ait plusieurs temporalités à l’intérieur même du texte.

Vous écrivez pour la scène… Comment se passe l’écriture quand vous n’êtes pas tout à fait seule ?

Dieu merci. J’ai la chance de travailler pour le théâtre. En tant que metteure en scène, j’écris les pièces que j’aimerais voir. J’ai souvent un noyau de textes, de plusieurs textes même, de bribes, de fragments. Et ces textes peuvent aussi bien être de la poésie, des comptes-rendus de recherche… ou un texte un peu libre, des bribes de dialogue. Tout ces textes passent par l’épreuve du plateau. Les interprètes s’en emparent, changent les mots, la rythmique, et cela permet de préciser, d’épurer, de densifier la matière textuelle, et de se rendre compte de ce qui est inutile. Quand c’est joué, c’est visible, on n’a pas besoin de le dire. On l’écrit pour ne pas faire de redites, mais aussi afin que sur scène, cela fonctionne avec chaque élément physique, la matière, la lumière, les costumes. Moi, j’utilise beaucoup d’éléments plastiques, très performatifs sur scène. Donc, cette épreuve du feu, du plateau, elle permet de densifier et de donner presque une qualité vraiment de poésie à la langue, au texte. Quand ce sont des textes plus écrits, ou qui sont destinés à être lus dans des livres ou en podcasts, le rapport est un peu différent. Mais je crois, en tout cas, moi je travaille toujours en faisant, en disant les textes, en les parlant, parce que de la rythmique, de l’oralité, de l’évidence, elle se met en place là. Et je suis accompagnée : par une dramaturge, une assistante de mise en scène quand c’est au plateau. Et nous discutons également beaucoup avec les interprètes en nous demandant ce qui est facile à dire ou pas. Et c’est toujours intéressant parce que ce n’est jamais la même chose, selon les personnes.

Pour La Vénus, le texte est issu de la bourse d’aide du  Laboratoire d’Écriture Dramatique de la Société Suisse des Auteurs. Ma mentor était Marie Darieussecq, une autrice fantastique que j’adore, et qui m’a accompagnée en relisant le texte, en posant des questions. C’est extrêmement joyeux d’avoir un rapport très précis, très concret sur le travail avec quelqu’un de plus expérimenté, mais très curieux aussi. Nous avons aussi travaillé avec le dramaturge Laurent Berger sur les trois textes que nous avons écrits. En fait, pouvoir discuter de la matière avec des gens expérimentés qui sont là pour nous accompagner permet d’avoir un peu de distance et aussi de confiance dans l’objet que l’on travaille. C’est ça qui nous permet d’oser les choses, de ne pas se censurer, de ne pas retomber dans des clichés, même des clichés de nous-mêmes. On aurait tendance à réécrire les mêmes choses parce qu’on a tous des fixettes. Être accompagnée, ça rend ce processus évidemment moins solitaire, mais ça rend surtout ce processus plus créatif, plus riche, plus fertile. L’horizon d’attente qui l’ouvre à ce moment-là est le plus intéressant, je crois.

Une Vénus de 5743 ans est passée par la résidence «Terminer un texte»  aux Zébrures en 2023. Qu’est-ce que cela veut dire, « terminer un texte » ? Et que s’est-il passé entre 2023 et 2025 ?

Cette résidence est précieuse parce qu’elle crée volontairement cette faille temporelle dont je parlais tout à l’heure.  Limoges est une très belle vieille ville endormie. Je trouve que c’est un environnement parfait pour écrire parce qu’on n’est pas trop tenté par une vie extérieure. En même temps, on peut aller se rafraîchir le regard et l’âme en allant soit au bord de l’eau, soit se plonger dans la céramique. Ces trois semaines de résidences étaient axées sur l’écriture. Mais il y a eu un moment de lecture et de partage avec le public. Et surtout, pendant cette résidence j’ai  fait des rencontres dans des EHPAD. J’y lisais des fragments du texte. J’ai pu discuter avec les personnes qui vivent dans les EHPAD, le personnel soignant, visiter des lieux à la fois tabous et très présents et surtout difficiles. Lorsqu’on entre dans un EHPAD, on sait qu’on ne va pas en ressortir vivant.

J’ai pu voir que les populations qui étaient là-bas étaient à la fois accompagnées plus souvent du mieux qu’elles pouvaient par le personnel, les infirmières, les infirmiers, les aides-soignantes. La plupart du temps, ce sont des femmes étrangères qui se sont très mal payées pour le travail fondamental qu’elles font. Elles accompagnent nos aînés, ce qu’on ne fait plus, parce que notre rythme de vie ne le permet plus ou parce que c’est trop dur. J’avais envie de parler de ce phénomène parce que c’est à la fois un tabou, à la fois une nouveauté dans notre vie. J’avais envie de parler de ça parce que mes grands-parents sont toutes et tous morts dans un laps de temps assez réduit ces dernières années, et dans des circonstances particulières qui vont du Covid à la folie, au Canada ou en Slovaquie, là où ils vivaient. Ce sont des endroits très différents mais avec ce point commun d’une grande solitude, d’une détresse souvent, d’un retour en enfance, et parfois à la bêtise qui m’a beaucoup effrayée. Comment un être humain que j’ai connu, intègre, intelligent, peut en venir à dire autant de sottises sur les étrangers, étant lui-même un étranger ? Ce paradoxe-là m’effraie, me concerne, me sidère. Pourquoi en vieillissant, on a peur et pourquoi on devient raciste ? C’est délirant. Tout en sachant que les seules personnes qui s’occupent de vous sont souvent des personnes racisées. Cette question est très délicate, elle est liée à la peur, à la solitude, mais c’est une question à laquelle il faut se confronter parce qu’elle a peut-être des racines communes avec la montée des racismes actuels, qui est terrifiante.

J’avais aussi envie de parler de la mort parce qu’on va tous passer par là. Je voulais en parler de manière, pas plus légère, mais joyeusement frontale. Avoir une femme âgée en majesté qui est nue, très belle, très drôle. On ne sait pas toujours si elle parle du passé, si elle est vraiment là, si elle délire, qu’est-ce qu’elle veut nous dire, qu’est-ce qu’elle cherche, ce pardon, un accompagnement. D’avoir une figure complexe de femme âgée parce que ça aussi, ça me manque. Ça me manque en littérature, ça me manque en art, ça me manque sur les plateaux. Et je trouve ça scandaleux de ne pas avoir de figure quelque part qui n’est pas forcément mes guides, mais en tout cas qui nous représente, représente le futur possible. J’avais envie de créer un personnage dont tout le monde peut se rapprocher, peut identifier une connaissance, peut accompagner dans une sorte de cérémonie secrète, celui d’une mort accompagnée. Je pense que c’est une figure qu’on n’a pas assez au théâtre et dans notre environnement.

Votre personnage est en majesté, mais elle est aussi en colère. D’où vient cette colère ?

Elle a cette forme colérique parce que c’est une femme qui est très indépendante, très libre, qui a travaillé toute sa vie, qui a fait des grandes choses. Elle travaillait dans l’hôtellerie, dans cette Grèce antique. Elle a participé à toute l’industrie du tourisme, chose qui est discutable, mais qui, à son époque, était formidable. J’avais envie de parler de ces différentes appréciations qu’on a génération après génération sur les choses qui sont faites. Je pense qu’elle fait partie de cette génération de femmes qui s’est battue pour son indépendance, qui a eu certaines choses, qui a acquis des choses, la possibilité de travailler, d’avoir un compte en banque, une vie sexuelle, de voyager. Mais on sent bien que finalement, elle n’est pas arrivée là où elle pensait qu’elle arriverait. Elle se sent très abandonnée. Cet abandon la met en colère parce qu’à son sens, il n’est pas juste. Elle ne comprend pas pourquoi cela lui arrive à elle. Elle ne comprend pas pourquoi tout le monde n’est pas en amour avec elle, n’est pas tout le temps présent. Elle pensait avoir tout bien fait et elle se retrouve seule. Cette injustice la rend folle. Elle cherche aussi à regagner sa dignité en se suicidant parce qu’elle sent bien que la part vive de son esprit disparaît peu à peu. Cela la met en colère également. Je comprends que se sentir de plus en plus en perte de ses moyens, enfin que perdre ses moyens doit avoir quelque chose de terrifiant. Quelle que soit la maladie, l’Alzheimer, une dégénérescence musculaire. Moi, j’ai côtoyé quelques personnes qui souffraient de ce type de maladie. Leur lutte, c’est vraiment un long combat. Je trouve que ces personnes sont admirables. Mais je les ai vues aussi être extrêmement tristes et en colère contre elles-mêmes, contre la société qui les entourait, ne les accompagnait pas, voire au contraire les stigmatisait. Et je comprends cette colère, même si on dit que c’est humain de vieillir. Pourquoi on n’accepte pas cela ? J’avais envie de mettre en avant cette question.

En même temps, elle a un petit côté «Tatie Danielle »…

Il y a beaucoup de blagues, d’humour et de vie dans ce qu’elle… Tatie Danielle est très drôle. Elle est méchante, mais elle est très drôle. C’est un vrai personnage qui est un architecte avec la mamie gâteau et la vieille folle qu’on peut voir. C’est tragique. J’avais envie de créer un personnage plus humain, c’est-à-dire qu’il puisse plus s’en approcher et qu’il ne soit pas unilatéral. J’utilise beaucoup le tragi-comique, l’absurde, la pique, l’envolée. Parce que ça me fait rire et que c’est une forme d’impertinence et d’élégance face à un destin. C’est de répondre au moins afin de rester intègre, droit dans ses bottes. Il y a quelque chose du sanctuaire dans une forme de rigolade, d’impertinence. C’est une manière de rester aussi bien honnête que digne dans des circonstances catastrophiques.

Votre Vénus dit « j’ai souillé mes chaires et oublié mon nom ».  Il y a quelque chose de très particulier dans le fait de vieillir et d’être une femme ?

On vit quand même dans une société patriarcale où la plupart des femmes passées 30 ans disparaissent, deviennent invisibles. Même si on travaille beaucoup là-dessus en ce moment, les critères de présence dans l’imaginaire restent la jeune fille ou la vieille folle sorcière dans un coin. Or, la moitié de la planète est quand même constituée de femmes qui ne sont pas toutes des jeunes filles. Je veux montrer quelqu’un de ce grand âge-là qui a conscience de son corps, qui s’en amuse, qui affirme avoir eu de la joie de ce corps et qui affirme aussi avoir traversé tant d’aventures, qui sent que le corps a vieilli, mais qu’il est délicat.

Elle se rend compte qu’elle ne peut plus marcher, mais qu’elle a aimé marcher, de comment son corps se désagrège. Il y a quelque chose qui est plus présent, je crois, dans l’imaginaire pour les femmes. Elles sont réduites tout le temps à leur corps et au fait qu’il corps se dégrade. C’est un signe catastrophique de décomposition, de disparition, d’inutilité. Je ne suis pas sûre que les vieux messieurs aient autant cette sensation-là. Moi, j’avais envie de la retourner plutôt comme une crêpe, c’est-à-dire de la mettre en avant. On peut avoir de couches, et un dentier, et baver et avoir de la dignité. Être nue est magnifique. Avoir ce désir de vivre encore, cette conscience-là. Elle est pleine de désirs et de curiosités, de jeux. C’est ça qui est beau encore chez elle. Quand elle parle qu’elle aimerait manger, boire, faire l’amour dans un bar à câlins en japonais, manger des choses vivantes. C’est qu’elle a encore envie d’expérimenter ce monde physique, matériel qui est si beau et qui nous entoure en fait. Et peut-être que justement, le temps étant de plus en plus compté, elle se rend compte de cette richesse incroyable auquel nous avons accès en tant qu’être vivant. Et j’avais envie de célébrer ça.

Comment vous voyez les choses sur scène ?

Lors de l’aide où j’avais écrit une version d’une trentaine de minutes, on avait fait une lecture publique où la Vénus était installée sur une sorte de divan-lit de velours qui symbolisait un lit médical et les vagues de la Méditerranée. Ce qui lui permettait d’être dans des poses en majesté. J’ai beaucoup travaillé sur la statuaire grecque en marbre. Qu’est-ce que c’est être en position de majesté, en position de drame, en position tragique ? Ces questions esthétiques sont aussi un chemin pour travailler, pour écrire parce qu’en passant d’une statue à l’autre, c’est comme si on pouvait faire une sorte de chemin de croix, mais aussi un chemin physiologique. Et puis, il y a cette femme nue avec ce verre en cristal, sa fourchette, sa petite fiole de pentobarbital de sodium. Je crois que j’ai fait juste.

Ces seuls éléments sont sa vie. C’est un point précis de l’espace-temps très dense, très lourd. Autour, il y a des ombres. L’idée était de travailler beaucoup sur la lumière avec des contre-jours, des latéraux. Afin qu’on n’aperçoive jamais cette femme en entier. On a des sortes de dessins fantomatiques et des grandes ombres projetées. On ne sait pas si on est dans sa tête, où elle parle, à qui elle parle. Plus elle subit les effets du pentobarbital, plus elle nous voit comme des fantômes venus pour la compagnie. C’est la cérémonie secrète dont je parlais. Ce théâtre qui est à la fois un lieu athéiste et à la fois un lieu un peu animiste de cérémonie. Je me suis beaucoup appuyée sur le livre Les Faussoyeurs de Victor Castanet, un livre à la fois fascinant et terrifiant. On se rend compte du système mis en place, faisant des maisons de retraite des lieux de fabrication de l’argent. Un endroit où le capitalisme mange le capitalisme. Un endroit d’auto-cannibalisme de notre société.

Sur la mise en scène, il y a toutes ces phrases qui surgissent. Et on ne sait pas si c’est du hors-champ, si c’est dans son esprit. Ce sont toutes les injonctions extérieures qui organisent cette vieillesse, cette dégénérescence. La parole est aussi donnée aux aides-soignantes : une aide-soignante raconte à quel point elle ne peut plus accomplir son travail correctement pour des raisons économiques. Elles ont trop de chambres à faire, de personnes à soigner. Elle déplore qu’elle devienne maltraitante malgré elle. C’est terrifiant aussi d’imposer cela aux travailleur.euses des maisons de retraite. On a donc ces deux discours qui se répandent parce que les deux sont en colère, les deux sont très tristes. Il y a dans le texte quelques instants de tendresse, parce que l’aide-soignante, qu’elle appelle tout le temps, c’est aussi son seul lien avec l’extérieur. On voit bien qu’il y a un rapport de nécessité, de tendresse, d’amitié, mais qui est aussi très violent. Comment les liens deviennent ténus ? Et fragiles, délicats et rares quand on arrive dans un EHPAD.

J’avais aussi envie de faire une pièce qui soit extrêmement accessible dont toutes les vieilles comédiennes du monde peuvent s’emparer en fait. Parce que c’est ça aussi l’idée. C’est que ce soit joué, parler du grand âge, de la mort, de la dignité, du choix de son destin. Et que ce soit aussi une pièce accessible pour des femmes âgées pour qu’elles puissent la jouer parce qu’il n’y a pas de rôle de femme âgée. C’est mon petit travail d’artiste politisée, d’écrire une possibilité de faire.

Une Vénus de 5 743 ans est donc jouée, dites, le 22 mars aux Zébrures de Printemps à Limoges. Et quelle est la suite pour ce texte ?

Oui, il s’agit donc d’une  lecture que je fais avec Laurence Mayor qui est une comédienne fantastique et qui m’accompagne sur ce projet. Elle est virtuose. Elle a donné de la grandeur à ce personnage. Elle a aussi un petit côté suranné qui fait qu’on a vraiment envie de l’aimer et de la taper. Pour l’instant, le texte n’a pas de date de création. Et j’aimerais beaucoup qu’on puisse le faire, je suis en train de faire des démarches. Mais cela  n’est pas facile de convaincre un théâtre de faire un solo pour une vieille dame qui parle de la mort. Tout le monde a peur. C’est des tabous. C’est triste. Personne ne veut voir une vieille dame sur un plateau. Alors qu’au contraire, je crois que c’est très joyeux. Il y a quelque chose de très beau sur ce personnage et qu’on a besoin de cette catharsis. D’ailleurs lors des deux lectures que nous avons faites déjà, les réactions du public étaient très fortes.