Thomas Dutronc, Portrait

Liberté en mineur 6

C’est un genre de Petit Prince, à l’allure simple, à la voix chaleureuse et au mot juste, qui choisit la guitare pour élue et en apprivoise les cordes. George Brassens et Django Reinhardt sont ses maîtres. L’écrivain René Fallet écrivait de Brassens en 1953 dans Le Canard Enchaîné : « Georges Brassens est un bon gros camion de routier lancé à toute berzingue sur les chemins de la liberté. » Thomas Dutronc suit les sentiers de l’émancipation… en caravane ! Vers dix-sept ans, il apprend la guitare en autodidacte, en côtoyant des hippies en Corse « qui vont à Katmandou en bécane » nous dit-il, mais surtout en fréquentant les gitans et en les écoutant jouer. Django, c’est la liberté qui chante, et la vie qui gagne malgré la tragédie (il a eu deux doigts brûlés dans l’incendie de sa roulotte et a développé une technique de jeu incroyable à trois doigts à la main gauche).
« Quand d’autres musiciens remplissent de notes et déroulent des gammes et des arpèges, les solos improvisés de Django sont au contraire si mélodieux que l’on dirait parfois que c’est écrit », nous confie Thomas. Il fait de l’accord typique mineur 6, dans le standard de jazz Minor Swing de Django Reinhardt, son compagnon de route.
À l’image de Brassens, Thomas Dutronc a un sens socratique de la chanson (il nous confie d’ailleurs avoir lu Platon) et s’amuse à tourner en dérision les propos de ceux qu’il caricature pour les pousser à se contredire, comme dans le titre « Nasdaq » dans son premier album « Comme un manouche sans guitare » en 2007.
« J’ai un bon fond… D’investissement / J’fais de bonnes actions… À 20% ». Grâce à l’humour, il critique un monde parfois trop capitaliste et au manque d’empathie. Ce qu’il aime par-dessus tout, c’est aller à la rencontre des gens et partager, autour d’une table ou sur scène.

Le temps de l’amour

« Il n’est jamais trop tard » est son cinquième album, neuf ans après « Éternels jusqu’à demain ». Avec pour fil conducteur le rapport au temps qui passe, il se confie un peu plus cette fois, sur ses traversées amoureuses et questionne la définition du bonheur. Si son père, le chanteur Jacques Dutronc, écrit dans sa récente autobiographie Et moi, et moi, et moi, que « le bonheur n’est pas quelque chose que l’on vit, mais plus quelque chose dont on se souvient. Je suis un nostalgique », Thomas prend le contrepied et nous suggère d’être heureux de chaque moment, même les plus simples, comme une urgence de vivre ou de sur-vivre, c’est-à-dire plus intensément, comme tout survivant. À bon entendeur.
Tout est affaire de marchandage avec les lendemains et il faut doser ses remèdes. « Un peu d’alcool, pas de cigarettes, un peu de folie, parfois peut-être », nous prescrit-il.
Un optimiste aux couleurs de la saudade (ce mot brésilien qui n’a pas d’équivalent en français et qui décrit un sentiment nostalgique mais avec de l’espoir), comme il le chante dans « Les p’tits bonheurs » :
« Si c’était ça le bonheur / Juste un instant / Un coup de cœur / Y a tant de larmes / Tant de malheurs / Laisse pas passer / Les petits bonheurs ».
C’est notre chanson préférée de l’album, grâce aux paroles mais aussi parce qu’il y a une longue introduction instrumentale, “à l’ancienne”.
« T’étais belle ce dimanche » est le seul morceau qui commence par des notes de piano. On aurait aimé qu’elles s’étendent et s’expriment plus longtemps, à la manière des arrangements pianistiques de Serge Gainsbourg dans « La ballade de Johny Jane ».
« Où étais-tu », dernière escale d’un amoureux rêveur, comme une fugue avec les mots en mélodie et la guitare en contrechant, nous donne envie d’une suite, d’un prochain album.
À la croisée des chemins entre la chanson et le jazz, en tournant le volant un peu plus vers la direction de la chanson française, pas facile de trouver de la place pour la musique instrumentale. Il nous révèle qu’il aimerait plus d’espace pour les solos improvisés mais est parfois contraint de se conformer aux attentes commerciales des formats de chansons pour passer à la radio.
« Dans mon premier album, cela m’a obligé à refaire à toute vitesse une version de “Comme un manouche sans guitare”, alors que la version originale était plus belle, mais non adaptée pour la radio », nous avoue-t-il.
Sans tomber dans le « c’était mieux avant », il regrette cependant une époque où l’imagination était mise en avant. Il cite une émission « Tac au Tac » de 1975, où Claire Bretécher, Gotlib, Philippe Druillet et Gir improvisent en duo des dessins à l’antenne.
Un exercice artistique « où les réseaux sociaux n’existaient pas et où l’on ne se prenait pas au sérieux, avec beaucoup d’imagination et d’audace, même à la télévision », nous dit Thomas, qui enchaîne par une citation de Coluche :
« Si les gens ne s’intéressent plus aux choses qui n’intéressent pas les gens sous prétexte que ça ne les intéresse pas, où on va ? »

En car à vannes

Sur scène, derrière ses lunettes teintées qui masquent sa touchante timidité, l’artiste aime faire des blagues et entre chaque chanson, il fait sourire avec des jeux de mots ou en racontant des anecdotes. Avec une grande sincérité, son humour est une façon d’aimer les gens, et plus que cela, un engagement généreux envers son public pour partager un peu de joie et toucher à des émotions plus profondes.
Savoir rire avec légèreté de sujets graves est une des formes les plus subtiles d’intelligence.
Tels des médecins de la bonne humeur qui partent en congrès, la petite troupe des musiciens de Thomas va en séminaire de blagues :
« Il y a un côté familial dans les tournées. Le soir après la scène, dans le tour-bus, on écoute des musiques, on se fait découvrir des artistes et on rit beaucoup ».
Une complicité qui se ressent lors des concerts. La direction d’orchestre est confiée au pianiste de jazz de grand talent Éric Legnini qui mélange habilement les genres et les cadences harmoniques, et dont les solos groovent aux couleurs de la funk et du blues. Ajoutez des airs tziganes et une guinguette manouche sur scène, où les musiciens trinquent de bon cœur, et c’est jazz pour tous !

« J’ai pris les qualités (et les défauts) de chacun de mes parents »

Thomas Dutronc est un enfant né d’un amour, celui entre Françoise Hardy et Jacques Dutronc, deux personnalités très différentes, même opposées dans les caractères, et deux très grands chanteurs et auteurs qui ont chacun transmis à l’artiste leur sensibilité et leur regard sur le monde.
Il nous confie : « J’ai pris les qualités de chacun de mes parents, la sensibilité et la sincérité de ma mère, l’humour dans la vision de la vie de mon père, avec leurs défauts bien sûr, comme une certaine forme d’angoisse par exemple ».
Il a surtout l’énorme mérite de s’être créé sa propre identité, tout seul, sans demander de l’aide. Son père Jacques Dutronc raconte avec une certaine ironie, qu’il n’était même pas au courant que son fils était devenu chanteur :
« Il chante ? – Vous n’étiez pas au courant ? – Non. »
Il ne nous en avait pas parlé, ni à Françoise, ni à moi. Il ne nous a rien demandé, ni aide, ni conseils. Il ne voulait surtout pas qu’on s’en mêle et il a eu raison. Il s’est fait un nom en tant que musicien, chanteur et même acteur.
« Ça va être à moi, bientôt, de me faire un prénom. »
Quant à Françoise Hardy, décédée récemment, elle aimait son fils plus que tout, et appréciait l’artiste qu’il était. Dans son livre Un cadeau du ciel, elle offre un témoignage touchant d’une mère à son fils :
« Même si mon cœur de maman ne percevait que trop sa vulnérabilité et se serrait à l’idée que mon départ s’ajoute à ses autres souffrances, la richesse de sa sensibilité me rassurait quant à la suite de son parcours ».
Intuition maternelle, elle ne s’est pas trompée. Sa dernière autobiographie Le désespoir des singes et autres bagatelles est entièrement dédiée à Thomas.
« N’oublions pas qu’il faut garder le regard d’un petit enfant au fond de nous », nous dit le chanteur en nous saluant.
Car un enfant est capable de jouer, de s’émerveiller, d’aimer inconditionnellement et de passer aussi vite des larmes au rire.
« Je me suis bien amusé, Au revoir et merci », comme dit Romain Gary dans son texte testamentaire Vie et Mort d’Émile Ajar.
Vivement le prochain concert.

En concert
Le 15 mai à l’Olympia (Paris)
Toutes les dates : http://thomasdutronc.fr

Les références de Thomas Dutronc

Imaginer
Du Tac au Tac – émission du 20 septembre 1975 (INA)

Lire
Platon, Apologie de Socrate
Herman Hesse, Narcisse et Goldmund
Stefan Zweig, La Pitié dangereuse

Regarder
Pink Floyd : The Wall, de Alan Parker

Écouter
Jimi Hendrix, James Brown, Elvis Presley, Johnny Cash, Michel Petrucciani, Serge Gainsbourg… et surtout… Georges Brassens et Django Reinhardt.

Se rappeler
Maus, de Art Spiegelman