Ce 14 décembre, au Duc des Lombards, Sullivan Fortner, pianiste prodige originaire de la Nouvelle-Orléans, a fait sourire les étoiles. Entre ballades poétiques, standards réinventés et compositions, il s’est tenu là, à la lisière fragile des rêves et du spleen d’un dimanche soir. Héritier virtuose du be-bop, mais nourri d’une solide formation classique, il a alterné une maîtrise impeccable harmonique et technique avec des envolées presque orchestrales, laissant libre cours à des cascades de notes qui avaient parfois la majesté d’un concerto. Tout en délicatesse, tout en groove. De la lumière malgré un dimanche sombre. Car le jazz n’est pas qu’une musique : c’est aussi une réparation par la création.
Sullivan Fortner arrive au Duc des Lombards avec le sourire, mais prévient d’emblée, sur le ton de la confidence : « J’ai joué à Amsterdam mercredi, à New York jeudi, et je suis revenu samedi à Paris pour jouer ce soir. Je suis fatigué. ». Preuve ce soir, que l’état de grâce n’a rien à voir avec l’usure du voyage ou les contraintes de l’emploi du temps. Accompagné de Kayvon Gordon à la batterie et Tyrone Allen II à la contrebasse, Fortner réinvente les standards avec une virtuosité déconcertante. De Beatriz à My Foolish Heart— la ballade de Bill Evans jouée à la demande du public — chaque morceau bascule dans un univers fait de réharmonisations élégantes et d’accords suspendus qui trouvent leur propre respiration. Quand My Foolish Heart lui est suggéré, il réfléchit un instant, puis amorce une longue introduction. Soliste en pleine recréation, il s’approprie les harmonies avec douceur avant d’installer des couleurs romantiques et d’y faire entrer la rythmique. Dans le public, malgré l’avertissement pour les cœurs imprudents (traduction de My Foolish Heart), des amoureux s’embrassent. Entre silences habités et mises en tension maîtrisées, le trio capte l’attention de la salle tout entière dans une écoute presque religieuse. Ce n’est pas seulement du jazz. C’est un mélange subtilement équilibré : des notes habillées de classique en croisent d’autres plus “grungy“, aux accents plus bruts, plus libres, comme celles qu’on écoute tard, dans les clubs de New York. Ça groove autant que ça respire, ça tisse un dialogue entre genres et émotions. Deux sets, 19h30 et 22h, deux concerts différents mais animés par une même intention : faire vibrer la musique. Ce soir-là, la salle est comble, et parmi le public, des pianistes ne veulent pas manquer Fortner. On croise Yaron Herman, ou encore Roberto Fonseca, venu écouter. À Paris, au Duc des Lombards, nous sommes des enfants gâtés et on assiste à quelque chose de rare.
Ce 14 décembre 2025, les drapeaux noirs sont hissés. Une date funeste, marquée par le début de la fête juive de Hanouka, la fête des lumières, qui se retrouve éclipsée par les actualités sombres : une attaque antisémite meurtrière à Sydney, causant 16 morts ce dimanche. Pourquoi le rappeler dans le contexte d’un concert de jazz ? Parce que le jazz n’est pas qu’une musique : c’est une revendication, une mémoire vivante des luttes sociales et une tentative de réparer le monde par la création. Et ce soir, c’est à travers le langage universel de la musique que l’on peut espérer trouver, si ce n’est des réponses, du moins un peu de lumière. Au Duc des Lombards, Sullivan Fortner prouve que son art va bien au-delà de la simple performance technique. Originaire de La Nouvelle-Orléans, ce pianiste virtuose incarne ce qui fait l’essence du jazz : une capacité à transfigurer les réalités du monde, aussi pesantes soient-elles, pour offrir un espace d’émotion, de réconfort et de rassemblement. Son jeu, subtilement équilibré entre héritage des grands comme Oscar Peterson (à qui il rend hommage dans un autre projet) et formation classique, se révèle dans une poésie universelle, parlant à chacun. Lorsqu’il aborde un thème avec une seule main—parfois juste la gauche, laissant la droite en silence—il nous invite à poser un regard neuf sur la musique : malgré les limitations, elle peut exister, et même briller. Une leçon simple mais essentielle, donnée au creux des touches d’un piano. Sa musique est un pont, celui qui relie le poids des tragédies et la beauté de ce qui peut encore être transcendé. Le jazz, en définitive, est une musique qui porte en elle l’héritage des luttes et des espoirs, un art enraciné dans les douleurs humaines mais capable d’en traduire la lumière. Ce soir, au Duc des Lombards, Sullivan Fortner a montré pourquoi cet héritage reste essentiel. Même dans le désordre du monde, la musique continue d’exister, c’est précisément pour cela qu’elle importe tant.
Sullivan Fortner : Piano , Tyrone Allen II : Contrebasse, Kayvon Gordon : Batterie. En concert les 14 et 16 décembre au Duc des Lombards, Paris.
Réservation : https://ducdeslombards.com/fr/l-agenda/sullivan-fortner-trio-0
Visuel : HK