Sophie Nagiscarde, directrice des activités culturelles du Mémorial de la Shoah, a relevé le défi muséographique de rendre accessible au public une partie des 220 heures d’enregistrements sonores inédits qui ont nourri le film Shoah de Claude Lanzmann et qui sont actuellement exposées au Musée juif de Berlin. Fan de matière sonore, elle nous rend très accessible et très vivant l’immense travail préparatoire de Claude Lanzmann dont on célèbre le centenaire, pour son film-monument, Shoah.
C’est le musée juif de Berlin qui nous a proposé l’exposition. Cela m’a semblé idéal pour le centenaire de Claude Lanzmann, notamment parce que c’est du matériel inédit et qu’il faut faire connaître. C’est une occasion formidable de parler du film autrement, de parler de ses débuts. Tamar Lewinsky, commissaire responsable de l’audiovisuel au musée, a fait un travail formidable en termes de contenu aussi, parce que c’est quand même très difficile de sortir des extraits d’une masse de témoignages aussi volumineuse. 220 heures, c’est beaucoup. Elle a su en faire quelque chose de classé, de progressif, qui permet de faire transparaître toute la gestation intellectuelle du film. Cela donne des clés et cela permet aussi d’entendre des témoignages enregistrés très tôt. De cette époque-là, il n’y en a pas tant que ça. Et puis, Claude Lanzmann a été très bien conseillé dès le départ par des historiens et il a su aller trouver les bonnes personnes. Il a interviewé des témoins privilégiés qui ont des choses à partager. À cette époque-là ce sont encore des victimes adultes qui témoignent. Aujourd’hui, tous ces gens-là ont disparu. Et les derniers témoins étaient des enfants.
Pour les témoins juifs ou les sauveurs, tous les gens qui n’étaient pas des criminels et qui acceptaient de témoigner, l’enregistreur était évidemment visible. Donc, il avait un enregistreur, un Aiwa, qui a probablement dû être produit en 1972. Mais c’est pour les criminels qu’il va tricher en mettant ce qu’on appelle « une paluche dans la poche ». Et là, il enregistrait sans que les gens soient au courant.
Je savais qu’il y avait un énorme travail mais on n’a pas conscience de comment on travaillait dans les années 1970. Aujourd’hui, on a des bandes de données, on peut trier par mots-clés, on a l’intelligence artificielle. À l’époque, ils n’avaient pas tout ça. Lanzmann et ses équipes avaient des cerveaux qui fonctionnaient comme un gros ordinateur pour se souvenir et cataloguer les témoignages de plus de 600 personnes. Aujourd’hui, on sait qu’il faut trois ans pour retranscrire 220 heures. Mais à l’époque ils ont fait tout ce travail sans beaucoup de budget en travaillant jour et nuit et il n’était pas question de lâcher. Ce que j’ai aussi mieux compris et dont Corinna Koulmas et Réna Steinfeld-Levy témoignent, c’est que Lanzmann avait une manière particulière de poser les questions aux gens. Plutôt que de leur dire de but en blanc : « Qu’avez-vous vécu ? », il faisait en sorte que la mémoire revienne. Pour les témoins, revivre ces souvenirs était douloureux. Alors il abordait la conversation avec des choses très concrètes. Par exemple : « Vous êtes allé à droite ou à gauche ? Vous avez marché combien de temps ? Vous êtes arrivé à tel endroit ? » Ce qui est aussi intéressant, c’est la sincérité des témoins. Leur méfiance aussi, ils étaient toujours en train de demander : « Pourquoi voulez-vous faire ça ? ». Parce qu’eux, comme le cinéaste, ils savaient qu’ils avaient la conscience de parler pour ceux qui ne sont plus là. Je pense que chaque témoin, on le sent bien, était conscient de ça. Mais on sent aussi le poids de cette responsabilité pour Claude Lanzmann dans ce travail à faire pour l’Histoire, pour que le monde sache.
Lanzmann répond toujours sincèrement. Il repense à la question, il ne sert pas un bla-bla. Et puis, on le sent un peu impressionné quand il rencontre les premiers témoins. Il n’est pas à l’aise, comme il le sera une fois le film fini, après avoir rencontré autant de gens. Là, ce sont vraiment les prémices. Il se retrouve face à des gens qui ont vécu des choses terribles. Il sait ce qu’il veut, mais il les respecte. Il est comme tout un chacun. Face à quelqu’un, que ce soit un rescapé de la Shoah, ou des gens qui ont vécu des choses très difficiles, on a conscience qu’on ne peut pas dire n’importe quoi. Il faut les respecter. Et en même temps, on doit faire notre travail. Il faut les interviewer. On sent bien qu’il est dans cet entre-deux.
Non, parce qu’à Berlin, le Musée juif a un espace vraiment très différent du nôtre. J’ai travaillé avec de jeunes graphistes. On s’est bien compris sur ce qu’on pouvait faire. Je ne voulais pas que le décor de l’exposition décentre le visiteur par rapport à ce qui est important dans cette exposition : entendre. Quand on met le casque, on est isolé. On est vraiment sur cette écoute qui est multiple. On a des bruits de fond, des hésitations, des rires, et même des gens qui chantent. Parfois, on sent Claude Lanzmann très sincère, impressionné. À d’autres moments, il est drôle. L’écoute permet vraiment de ressentir. On n’est pas brouillés par l’image.
Je trouve que c’est intéressant. C’est un peu comme un podcast. C’est venir passer 70 minutes, mais sur place, dans une atmosphère idéale. Ce qu’on entend, ce sont les bandes originales. Côté langue, on a de tout : de l’anglais, de l’hébreu, du yiddish, bien sûr, puisque c’était la langue des victimes. Mais aussi de l’allemand, du polonais. Parfois, c’est en plusieurs langues. Tous les intervenants ont leur accent. Et les enregistrements ont lieu soit chez les gens, soit dans des cafés. On entend des bruits de fond, les cuillères dans les tasses à café, des cris d’enfants. Par exemple, pendant l’interview d’un criminel, on entend qu’ils sont au café, et en fond, il y a une chanson en allemand. C’est très vivant.
Oui, je pense qu’on est à l’aube d’une matière nouvelle, vraiment intéressante. Je crois beaucoup à l’audio et la preuve, voyez le succès du podcast en général. Je pense que c’est vraiment aussi une manière différente de voir les choses et de les entendre. C’est prenant, c’est plaisant. Oui, il y aura quelque chose à faire, une fois qu’on aura retranscrit toutes les cassettes dont on vient de recevoir la donation. Et il y en a tout de même 95. Ça rentre aussi dans, d’une part, l’histoire pure et dure de la Shoah. Pour la connaissance, l’histoire du cinéma, à travers l’œuvre qu’est le film Shoah, mais aussi l’histoire de la mémoire et comment la mémoire se transmet, comment elle se modifie. C’est un sujet sur lequel on peut avoir beaucoup de points d’entrée.