En parallèle et simultanément au Musée Juif de Berlin, le Mémorial de la Shoah propose d’écouter une partie des 220 heures d’enregistrements qui constituent un des travaux préparatoires du film fleuve de neuf heures, qui a demandé huit ans de recherches et cinq ans de montage et dont une partie est classée au patrimoine mondial de l’Unesco Shoah. Une exposition ambitieuse mais qui relève le challenge de « montrer » une partie des sons qui ont pu donner naissance à ce monument et qui constituent, aujourd’hui encore, une matière historique et mémorielle unique.
« N’est-il pas trop tard ? » C’est ce que demande Pauline Werbin, survivante du ghetto de Kowno à Claude Lanzmann quand il vient la voir dans les années 1970 au moment où, sur commande de Yad Vashem, qui est un mémorial israélien situé à Jérusalem, construit en mémoire des victimes juives de la Shoah, le compagnon de route de Jean-Paul Sartre et réalisateur d’un film encensé sur « Israël» entreprend de filmer Shoah. « Êtes-vous obsédé par votre sujet», lui demande Maria Brobow, travailleuse et sauveteuse de Juifs avec le Juste Hermann Gräbe. Les réponses de Lanzmann sont toujours directes, franches et puissantes : : Il est peut-être tard, mais «Il n’est pas possible de faire marche arrière», car « si les gens impliqués ne parlent pas dans 20 ans, les gens diront que cela n’a pas existé ».
Enregistrés sur cassettes, ces entretiens préparatoires n’ont pas toujours donné lieu à des moments filmés. Et ils constituent des archives essentielles pour comprendre comment Lanzmann a bâti ce film qu’il savait important. On comprend que dès le début, il savait qu’il n’y aurait pas d’archives, juste des témoignages, que les nazis impliqués seraient aussi interrogés et qu’il comptait faire des focus sur la Lituanie. On apprend qu’il avait aussi eu envie de filmer les Einsatzgruppen (unités mobiles d’extermination) mais qu’il n’a pas eu toutes les autorisations de tournages nécessaires. Et, se plonger dans ces sons de l’époque, ces interviews dans des cafés, ces entretiens si terribles de personnes qui ont été au plus proche de la destruction des juifs d’Europe qui sont en même temps remplis de vie.
La scénographie du mémorial permet de complètement s’immerger dans ce matériau sonore, avec des casques, des traductions en français et aussi quelques documents bien choisis (quelques lettres et photos, des fiches de travail, un enregistreur d’époque…). On entre d’ailleurs dans l’exposition avec un plan qui ressemble à l’intérieur de la couverture d’une cassette dont on choisirait les six pistes : des origines et motivations du projet à la confrontation d’extraits audios aux rushs réellement tournés.
C’est avec une grande émotion qu’on entend ces voix venues du monde entier, dire, en anglais, en allemand, en hébreu et en français avec cent accents d’Europe de l’Est, ce qu’elles ont vu, fait et vécu. C’est avec joie qu’on retrouve la voix de Claude Lanzmann, si directe, si authentique dans la visite et la revisite des questions morales avec un vocabulaire si vif. Au fur et à mesure que l’on suit les sons, on entre dans le cœur d’une quête et enquête personnelle, que Lanzmann mène avec Corinna Coulmas et Irene Steinfeld, inlassablement. Très vite, il comprend que lorsque les témoins parlent, ils et elles revivent la Shoah. Il leur pose des questions concrètes pour obtenir des informations et à Ilana Safran, survivante des Sonderkommandos de Sobibor, il dit même : « Vous pouvez rester parfaitement silencieuse devant la caméra ».
Traverser les sons préparatoires de Shoah permet de mesurer le travail fait et combien l’œuvre fait partie de l’Histoire et combien elle n’a pas fini de proposer aux chercheurs et aux chercheuses, mais également aux générations qui viennent, ses témoignages, ce qu’ils ont à transmettre avec une urgence permanente.