À douze jours de l’inauguration de l’Exposition universelle d’Osaka, le pavillon français s’est drapé de blanc, dans un tissu architectural qui lui confère légèreté et mouvement. Alors que les danseur•euses de Chaillot s’apprêtent à faire bouger cent tissus pour un Chaillot expérience dédié à la mode, au Théâtre de la Ville, on a vu Eszter Salamon donner au tissu le premier rôle de son Monument, le transformant par exemple, en une mer d’argent fondant comme les glaciers à cause du réchauffement climatique.
Très récemment aussi, en clôture du festival Artdanthé, nous avons déambulé, regardé dans le couloir qui sépare le hall de la salle de spectacle. Là, il y avait sur les murs des broderies queers et de grands aplats de tissus aux allures surréalistes. Une exposition sans photo ni peinture. C’était le préquel de la performance Wearing the dead, une proposition très dadaïste de Darius Dolatyari-Dolatdoust où les habits étaient comme des réincarnations de fantômes d’œuvres d’art iraniennes. Et récemment, Volmir Cordeiro reprenait son Outrar à la Ménagerie de Verre où il apparaît vêtu de plusieurs dizaines de couches de vêtements : des jupes, des jupons, des shorts, des slips… Il est question d’un carnaval étrange, vous verrez.
Autant de tissus qui envahissent le monde de la scène et de l’art, et qui nous font penser à des choses que l’on a vues, entendues, ces derniers mois, ces dernières semaines. Comment ne pas parler de Caroline Giuela Nguyen ? Dans son Lacrima cousu main, une robe se fait le symbole de toute la dérive capitaliste et est au cœur d’une catastrophe humaine… Que valent les yeux d’un brodeur indien face à la robe de la princesse d’Angleterre ? Que valent quelques secondes d’émerveillement si ce n’est pour faire fermer les yeux du plus grand nombre et ainsi ne pas voir le pire ? Et si de Cendrillon à la lutte des classes, il n’y avait que quelques pas, que quelques mailles, un soulier, une robe ?
La réalité si matérielle du tissu peut devenir obsession, comme chez Olivier Saillard. Cet historien de la mode a longtemps dirigé le Palais Galliera, et depuis une dizaine d’années, il performe la trace de la haute couture. Pour lui, le geste peut, à lui seul, réactiver le souvenir d’une étoffe. Des souvenirs qui, ces dernières semaines, sont convoqués, notamment par Dolce & Gabbana qui théâtralise son art dans une exposition au Grand Palais où le tissu recouvre le sol, le plafond et les coulisses. Jeanne Friot, créatrice de mode à l’origine de l’armure de Jeanne d’Arc qui a chevauché la Seine lors de la cérémonie d’ouverture des JO, aura elle aussi marqué notre mémoire de cette image. Pour elle, le tissu est un engagement. Elle ne conçoit la matière que dans sa forme, dans ce que le tissu performe.
Le tissu est franc, structurant, et ses fils l’emmènent ainsi du côté du trompe-l’oeil. Pour Olga de Amaral le fil tissé est un médium dans ses œuvres, et il en va de même pour Sheila Hicks qui a tricoté des œuvres monumentales toute sa vie, des œuvres plus grandes que soi. Dans ses œuvres, on peut se laisser gésir, tomber, dormir et s’oublier, ne pas penser à demain, tandis que chez Refik Anadol, de grandes lanières mouvantes de couleurs artificielles peignent l’histoire et l’avenir de l’architecture.
Quand le monde tangue fort, il faut se raccrocher à quelque chose qui ne se déchire pas ou en tout cas pas tout de suite, à un bout de tissu, celui de la blouse de notre grand-mère dans la cuisine de notre enfance, de la robe de nos soeurs dévalant les escaliers pour partir en Saturday night fever, de nos artistes totem. Le tissu est quotidien, à chaque instant posé sur nos peaux, bavard et parfois silencieux, lui aussi. En tout cas, il crée du lien, tout en laissant une certaine fluidité advenir.