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Sasha Waltz : « La danse n’est pas l’esclave de la musique »

par Amélie Blaustein-Niddam
23.09.2024

Les 13 et 14 septembre, le festival Romaeuropa invitait l’iconique chorégraphe Sasha Waltz à reprendre son chef-d’œuvre du confinement, Beethoven 7. Nous l’avons rencontrée le lendemain de la première en plein Trastevere.

J’ai vu votre spectacle hier, c’était fantastique, merci beaucoup ! J’étais très surprise de votre construction en deux temps : la première partie est très profonde avec un grand centre de gravité et la seconde est l’opposée. Pouvez-vous me parler de cette construction que tout oppose ?

 

Je dois d’abord parler un peu de la façon dont tout cela a commencé. J’ai créé le 2e mouvement de la Symphonie n° 7 de Beethoven pendant la pandémie, et aussi durant l’année de célébration de Beethoven. Pour l’occasion, Arte organisait un programme avec toutes les symphonies dans différentes capitales de l’Europe, avec différents chefs d’orchestre. Theódoros Kourentzís fut l’hôte dans l’ancien site de Delphes, pour jouer la 7e symphonie et il avait alors demandé : « S’il vous plaît, demandez à Sasha de faire la chorégraphie du deuxième mouvement ! »

 

C’était donc une commande ?

 

Oui, plus ou moins ! Je suis une immense fan du deuxième mouvement. J’ai aussi dit oui, car la scène se trouvait devant le temple d’Apollon, un environnement très spirituel et mystique dans ce paysage open-air, et l’orchestre était en haut du sanctuaire. Lorsque j’étais là-bas, j’ai continué à créer, notamment le quatrième mouvement, pas complètement, mais en partie parce que je l’ai fait sur place. Il y avait différentes stations où les danseurs et les danseuses étaient actifs et actives. Ils et elles évoluaient jusqu’en bas du sanctuaire pour le 2e et le 4e mouvement. Mais c’était uniquement sur vidéo. C’était seulement un film pour Arte. Ce n’était pas un événement en live, car, en raison de la pandémie, le théâtre était fermé. Ensuite, j’ai dit que je voulais compléter la symphonie, mais pas dans son entièreté. Donc pour une question de temps, j’ai dû combiner des parties. La question était : qu’est-ce que je dois faire, est-ce que je dois faire une autre œuvre de Beethoven ? Ou dois-je prendre quelqu’un d’autre qui a vécu à la même époque ? J’ai alors senti que j’avais vraiment envie d’établir une opposition entre un compositeur contemporain ayant un point de vue aussi radical et Beethoven qui, à son époque, établissait un style nouveau qui se démarquait. J’ai voulu faire quelque chose d’équivalent.

 

Que signifie la 7e symphonie pour vous ?

 

Pour moi, la 7e symphonie parle principalement de liberté. Elle est très politique. J’ai alors pensé à prendre ce sujet avec plus d’intensité dès le départ. J’avais déjà travaillé avec Diego Noguera, j’adore les musiques que nous avons réalisées ensemble pour différents projets. J’ai alors demandé à Diego – qui a aussi étudié Beethoven et la 7e symphonie – de rechercher un certain son, un accord précis en relation avec Beethoven et d’essayer de trouver une nouvelle expérience avec la musique, une expérience physique. J’adore aussi le fait que l’on puisse écouter Beethoven avec de la musique contemporaine.

 

Tout à fait, et c’est ma question suivante. Vous connectez souvent le corps et la musique, mais jamais de manière littérale. Pouvez-vous me parler un peu plus de ça ?  Et aussi est-ce que la connexion entre le corps et la musique est différente lorsqu’il s’agit de musique contemporaine et de musique classique ?

 

Je suis très liée à la musique depuis que j’ai commencé la chorégraphie. J’ai toujours travaillé avec la musique live,  à travers les siècles, avec tous les types de musiques, comme le baroque ou le classique. J’adore le défi que cela impose, comme avec le 2e mouvement de Beethoven, c’est fantastique. Mais d’un autre côté, vous avez besoin de la travailler beaucoup de l’intérieur et c’est très complexe. Surtout, avec cette œuvre, j’ai voulu rendre le chœur vivant, le besoin était presque de le matérialiser, mais pas à 100 %. Car sinon, par la suite, on n’a plus rien à rajouter et la musique fait tout. Il faut toujours que ce soit un dialogue. J’ai voulu aller contre cela et ouvrir une partie pour la libérer, pour que l’énergie devienne vraiment puissante. C’est comme un flux, lorsque l’eau suit le courant, mais trouve quelquefois d’autres chemins. C’est la liberté de la chorégraphie !

En cela, la danse  n’est pas l’esclave de la musique, car la danse fait ses propres choix. Elle est comme un niveau supérieur. Je fais ça avec plus ou moins toutes mes pièces. Par exemple, lorsque je crée avec de la musique contemporaine, c’est plus stimulant pour moi. Lorsqu’avec Diego, nous avons créé les sons dans le studio et construit les thèmes, c’était fantastique. On s’influence et cela se construit doucement, peu à peu, les sons secondaires, et les petites parties, puis les éléments. C’est le même processus qu’en danse. Il a tout fait avec très peu de changements, c’était génial !

 

Je voudrais retourner un peu en arrière dans le temps. Vous êtes chorégraphe depuis trente ans maintenant et je voudrais savoir quelle est votre perception de votre travail et de votre carrière ?

 

Trente ans, c’est une vie ! J’ai commencé comme danseuse, mais j’ai toujours voulu être chorégraphe. Créer était ce qui faisait le plus vibrer mon cœur, mais je dansais toujours à côté. Lorsque mes enfants sont arrivés, c’était trop, les enfants, la compagnie, la création. Nous, chorégraphes indépendants, nous créons notre propre langage. L’étape suivante a été de créer ma propre structure pour faire de l’art. Le théâtre Sophiensæle, où nous pouvons régulièrement nous entraîner et performer, est aussi ouvert pour d’autres artistes et d’autres formes d’art, en toute indépendance. Je l’ai ouvert en 1996 avec Joshen Sandig, mon mari, avec qui j’ai toujours travaillé depuis le début de ma carrière.

 

Ce que je cherche, c’est de faire évoluer l’art autant que possible, un art indépendant, pas institutionnel. Je pense que les nouvelles formes d’art naissent à l’extérieur des institutions, pour ensuite les réintégrer.

 

Donc, après le Sophiensæle, je me suis m’installée au Schaubühne am Lehniner Platz, sous la direction artistique de Thomas Ostermeier. Ce fut une période importante pour moi, car c’est la première fois que je devais créer pour un ensemble de 13 danseurs permanents dans un grand théâtre, avec un répertoire régulier, afin de créer une nouvelle audience. Auparavant, il n’y avait pas de danse dans cet endroit. Cela a amené un nouveau public. Je pense que c’était important de créer une grande pièce, avec un sens plus logique de la chorégraphie, un atelier fantastique pour la scène et pour les costumes. Artistiquement, à cette époque, j’ai vraiment pu me développer.

 

L’étape suivante a été d’aller sur le terrain de l’opéra, donc de la musique de théâtre. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai quitté la Schaubühne  pour travailler sur de l’opéra. Toujours indépendante, mais avec ma propre compagnie, sans être associée à aucun théâtre, ce qui a été dur. Mais nous sommes restés comme ça. Nous sommes un théâtre indépendant avec des danseurs permanents. Nous avons créé un opéra indépendant, avec des maisons de coproduction bien sûr, mais en essayant de trouver un nouveau langage pour l’opéra ou la chorégraphie de l’opéra, où tous les corps ne forment plus qu’un seul.

 

Vous voulez dire que les chanteurs et chanteuses dansent aussi ?

 

Oui. Ils et elles dansent depuis le début, et je travaille avec des musicien.e.s. Je chorégraphie les projets avec de la musique pour que ce soit le plus proche de la danse, pour qu’ils dansent eux-mêmes avec les instruments. J’ai beaucoup exploré cela dans l’opéra. C’était un changement important, alors je suis allé dans des répertoires différents, entre le classique et le contemporain. L’une de mes performances les plus importantes, Roméo et Juliette, mis en scène à Paris, a marqué un grand groupe de personnes, et j’ai pu y réunir différents médiums : le soliste, le chœur, la scénographie. J’ai réellement pu construire et imaginer ce que je voulais. C’était une scène très difficile, mais les danseurs ont complètement su ne faire qu’un avec la musique de l’opéra.

 

La prochaine étape a donc été de diriger le Schaubühne et de former le théâtre à la danse, de l’ouvrir à d’autres arts connectés à la musique, de trouver un lien avec la danse contemporaine, et entre la musique ancienne et la musique contemporaine. Beaucoup d’explorations et d’expérimentations ont été possibles ici, et c’est toujours notre maison. La dernière ouverture importante a aussi été, pour moi, de mettre en avant les thématiques de l’éducation et de la communauté. Comment l’aspect politique de la stratégie que nous suivons en tant qu’artistes peut influencer la société.

 

Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

 

Je pense que c’est un des points les plus importants ! Cela commence avec le travail en communauté en 2015 et avec la très grosse immigration depuis la guerre en Syrie. Comment nous avons pu, par notre expérience d’artiste, rendre service ? Que pouvons-nous donner et comment pouvons-nous changer les façons de penser alors qu’il était dit que cette immigration représentait menace et danger ? Je pense que nous oublions le premier principe qui est que tous les humains sont à la recherche d’un endroit pour vivre une vie décente et qu’ils méritent le respect et les mêmes opportunités que tout le monde ! Je pense qu’en Europe, l’immigration est un cadeau, car nous sommes à la recherche de personnes pour effectuer des travaux particuliers. La démographie évolue, la population vieillit, nous avons toujours besoin de transformations dans la société. Dans l’histoire, ces périodes de migrations importantes se sont toujours faites au bénéfice de l’enrichissement de la culture. Il y a toujours une friction, et je ne suis pas en train de dire que cela ne va pas être un défi, mais il faut l’embrasser, et montrer du soutien. Je ne suis vraiment pas pour la création de murs en Europe. Vous venez des Jeux olympiques, là où toutes les nations célèbrent l’humain et tout ce qu’il peut faire de façon pacifique. Je pense que l’idée de base des J.O. était très belle, cela a même permis d’arrêter des guerres. Mais de nos jours, les J.O. n’ont pas conservé ce même esprit, ils n’ont pas arrêté de guerre. Cela a réveillé chez moi le besoin de m’engager dans des opérations pour aider les réfugiés. Nous avons fait beaucoup de choses, notamment des conférences artistiques où nous proposons à des personnes de différents milieux de participer à un projet pour définir comment nous pouvons les aider et les soutenir. J’ai parlé de beaucoup de sujets politiques comme la crise du climat et de la démocratie. Je mettrais l’immigration comme l’un des sujets les plus importants avec la crise de la démocratie.

 

Une dernière question, la plus drôle : pouvez-vous résumer votre danse en un mouvement ?

 

Un mouvement avec des mots (rire) ? Je pense que ce serait en deux mots : l’émotion et l’abstraction en même temps, une narration très abstraite. J’embrasse toujours les côtés opposés. Je pense que c’est très important, car il y a toujours deux aspects en moi, donc c’est dur de trouver la parfaite expression.

Visuel :© André Rival