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Sandrina Martins : « Le projet du Carreau du Temple s’articule autour de la question du corps »

par Amélie Blaustein-Niddam
16.05.2024

Le samedi 18 mai, le Carreau du Temple célèbre ses dix ans avec une programmation foisonnante. Sandrina Martins, directrice de ce beau lieu nous parle de cet anniversaire totalement cult !

 

 

Dix ans, alors, « Ça paraît bizarre ? »

Ce qui fait surtout bizarre, c’est la vitesse avec laquelle ces 10 années sont passées. Je me souviens de mon arrivée, du désir tellement fort de faire des choses formidables et de la découverte des difficultés du début et de l’apprentissage du métier : la gestion des équipes, du bâtiment, du budget… et l’acceptation de se dire que les choses formidables j’allais les faire un petit peu plus tard une fois tous ces problèmes résolus ! Je pense à nos grandes joies et nos grandes peines. Aux attentats de novembre 2015. Nous avions un événement dans la Halle et il a fallu confiner une partie du public et de l’équipe du Carreau du Temple. Je me souviens de la minute de silence que nous avions décidée collectivement de respecter peu de temps après, avec toute l’équipe, permanents et intermittents, les agents de sécurité, ceux du ménage, etc. Ces moments d’émotion intense, au même titre que les spectacles, renforcent la cohésion sociale d’une équipe. Dans les dix dernières années, on a aussi vécu les deux années de COVID qui nous ont empêché de mener une activité normale, mais en même temps d’accueillir aussi des personnes sans abri. Cet accueil était le moyen pour nous de continuer à être actif dans la vie de la cité, à être utile, fidèles à nos valeurs de solidarité. En dix ans, tout a tellement changé, le projet d’aujourd’hui est resté fidèle à ses marqueurs initiaux, l’art et le sport, mais Le Carreau du Temple n’a rien à voir avec ses débuts. Il a maintenant trouvé sa place dans le culturel à Paris et au-delà. Le public est présent, nous accueillons entre 250 et 300 000 personnes chaque année, le taux de remplissage est de 83 %.
Donc oui, ça fait un peu bizarre, mais ça fait surtout très plaisir de constater que le projet, malgré les épreuves passées et le contexte actuel, est aujourd’hui à l’endroit où on avait envie qu’il soit. Ça, c’est une grande joie.

Aujourd’hui, quelle est la ligne directrice du Carreau ?

Le projet du Carreau du Temple s’articule autour de la question du corps, aussi bien dans sa pratique que dans sa représentation. Nous rappelons souvent que Le Carreau du Temple est un établissement sportif et culturel, c’est sa spécificité. Au quotidien, Le Carreau du Temple est donc un lieu de vie, ouvert tous les jours du lundi au samedi, proposant 90 créneaux de pratiques corporelles dispensées par une cinquantaine d’associations, mais aussi d’accueil des enfants d’une dizaine d’écoles qui viennent pratiquer leur cours hebdomadaire d’EPS. Ponctuellement, en saison ou dans le cadre de festivals, la danse contemporaine a pris progressivement une place essentielle. La représentation des corps au plateau, de leur diversité, constitue un axe essentiel. Ce que permet la danse au plateau me sidère tous les jours. Pour le public, c’est souvent une expérience inoubliable.
Vous donnez aux minorités une place essentielle. Racontez-moi vos combats ?
Lorsqu’on s’intéresse au corps, on ne peut qu’être frappé par les inégalités qui touchent les personnes qui n’ont pas « le bon corps ». Tous les corps ne sont pas égaux dans l’espace public et n’ont pas tous accès au même lieu, au même droit. Je me souviens parfaitement d’un cours de Sciences économiques et sociales en Terminale. J’avais un enseignant fabuleux qui nous avait fait un cours sur le déterminisme social, Bourdieu, etc., et il avait conclu en nous disant tristement, avec regret, « si vous êtes une femme, que vous êtes jeune et que vous êtes noir ou arabe, bon courage ». Ce qu’il tentait de nous expliquer, c’était finalement le concept qui est connu sous le terme d’« intersectionnalité » et qui montre que les personnes qui souffrent de discriminations peuvent être au croisement de différentes formes de discrimination qui s’additionnent. Ce sont des sujets qui me passionnent depuis que je suis adolescente. Tout d’abord, parce qu’en tant que femme, j’ai subi, comme la plupart des femmes que je connais, des violences sexuelles et physiques et que très tôt dans ma chair et mon esprit, j’ai pu éprouver cette douleur réelle et symbolique de la domination, cela a créé chez moi une profonde empathie pour les personnes victimes de violences. J’ai une bibliothèque personnelle féministe assez conséquente et j’écoute également de très nombreux podcasts qui ont progressivement réussi à contourner les médias mainstream en donnant la parole à des chercheuses en sciences sociales dont j’ignorais l’existence. C’est par le féminisme que je suis arrivée à développer une attention plus forte sur toutes les formes de discriminations, qui peuvent être liées au genre, mais également à la couleur de peau, à la classe sociale, à l’âge, au handicap, etc. Pour faire circuler ces idées, nous organisons depuis plusieurs années des rencontres avec la journaliste féministe Lauren Bastide, fondatrice du Podcast « La Poudre ». Ces rencontres gratuites rencontrent un immense succès. Nous avons vu arriver un public de jeunes adultes, engagé, queer, très préoccupé par les questions environnementales. Tout le travail que l’on mène, c’est pour la jeunesse, pour construire un monde plus juste.
À travers la création du Festival Everybody, notre ambition était de créer un espace artistique de réparation, un « safe place » qui nous permette d’inviter des artistes qui questionnent ces stéréotypes liés au corps. Cet espace de programmation nous permet d’affirmer notre engagement et notre responsabilité, en tant qu’établissement culturel, d’accompagner les mouvements d’émancipation et de lutte contre les discriminations.

Quelle est la danse que vous défendez ?

J’aime la danse de création, qui cherche à interroger les grands défis de notre époque, une danse réfléchie, connectée au monde. J’aime la danse organique, qui part de la terre, qui part d’un engagement fort du chorégraphe. C’est également une danse qui met en avant les interprètes, qui puise dans leurs différences de corps une matière vivante qui crée une forme d’intimité, une relation directe du spectateur à l’interprète.

Quelle place est donnée à la fête dans cet anniversaire ?

Au cœur du projet du Carreau du Temple, il y a toujours des moments festifs. La fête est essentielle pour nous permettre de nous rassembler quel que soit notre âge. Faire la fête dans la magnifique Halle est par ailleurs un moment unique. Le 18 mai, nous avons donc prévu une journée entière de célébration. En après-midi, des cours géants de runway et de pilates, dans l’après-midi une programmation de spectacles comme Save the last dance for me d’Alessandro Sciarroni, un spectacle/lecture pour enfants de Soa de Muse, un DJ Set de Barbara Butch en forme de line dance d’anthologie, et une roller dance party toute la soirée. La journée promet d’être intense !

Tout le monde vient au Carreau, mais comment accueillez-vous les publics empêchés ? Mais aussi le très jeune public par exemple ? Est-ce que cela est un sujet pour vous ?

Nous travaillons surtout avec des publics issus du champ social en partenariat avec de nombreuses associations. Nous avons notamment mis en place un projet de halte femme culturelle à destination des femmes sans-abri, en partenariat avec l’association Aurore, qui viennent tous les mardis au Carreau du Temple pratiquer un sport, de la danse, participer à un atelier ou encore prendre des cours de français. En réflexion avec des artistes, nous avons des projets spécifiques pour ces femmes, des projets participatifs qui leur permettent pendant un moment de mettre de côté leur forte problématique sociale pour prendre un moment pour elles. On pourrait penser qu’une personne qui vit dans la rue, qui n’a pas accès aux soins et qui traverse une période ne répondant pas à des besoins fondamentaux, se désintéresse de la culture. Or on s’aperçoit que c’est tout le contraire. Plus les personnes vivent en marge de la société et plus elles ressentent ce besoin de se reconnecter à d’autres personnes à leur propre corps. Nous leur proposons un moment suspendu.
Le très jeune public a l’habitude de venir au Carreau du Temple. Nous accueillons chaque année de nombreuses classes de maternelle pour les cours de découverte d’éducation physique. Lors de nos festivals, nous proposons de nombreux ateliers de pratiques artistiques pour les tout-petits, et sous différents formats : arts visuels, danse, sport. Pour tous ces enfants, le Carreau du temple est devenu au fil des années un lieu presque « normal », un lieu habituel de fréquentation. Plus tard, adolescents, ils s’inscrivent auprès de cinquante associations partenaires pour pratiquer le sport de leur choix. Avec un recul de 10 ans, nous constatons que cette habitude de fréquentation nous permet d’avoir un public curieux et fidèle, attentif aux propositions artistiques nouvelles du Carreau du Temple. Tous ces publics, jeunes et vieux, aisés ou sans-domicile, se croisent dans les espaces du Carreau du Temple. Je crois de plus en plus à la richesse produite par une grande diversité d’activités au sein d’un même lieu, à la nécessité de faire du croisement et de la mixité des publics l’enjeu principal des établissements culturels du futur, pour qu’ils soient des lieux facilement accessibles, que l’on fréquente quotidiennement, comme on va au café.

Le samedi 18 mai 2024 de 14h à 23 h 30 au Carreau du Temple

Informations et réservations

Visuel :© Anaïs Costet

 

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