Le titre de la création de Peeping Tom, découverte au TNP de Villeurbanne dans le cadre de la vingtième Biennale de la danse de Lyon, S 62° 58’, W 60° 39’, géolocalise l’action dans l’Océan austral, du côté de l’île de la Déception – cela ne saurait s’inventer. Qui dit TNP dit théâtre, qui dit Biennale de Lyon dit danse – même si la Biennale de l’art contemporain, sa cadette, contribue aussi à faire rayonner la capitale des Gaules. Mais le théâtre et la danse sont-ils ici traités à parts égales ?
Que ce soit par le thème abordé par Franck Chartier – le théâtre dans le théâtre, comme, déjà, chez Pirandello – que par la forme – la déconstruction, la répétition, la critique du spectacle, mais le spectacle quand même – ou la durée – plus de l’heure et demie prévue sur le papier -, il y avait matière à réflexion et, a priori, à circonspection. Il nous a bien fallu constater a posteriori que, pour la première fois peut-être, la manière empruntée par la compagnie belge a fait la part belle à l’art dramatique – voire mélodramatique. Et que la déco, somme toute sensationnelle – une cabine de steamboat hyperréaliste la jouant vaisseau fantôme pris dans les icebergs antarctiques -, distrayante au début, devient encombrante au bout d’un temps.
Ce léger désappointement est heureusement tempéré par l’humour présent de bout en bout ; par une mise en scène juxtaposant ou alternant premier et deuxième degré ; et par le jeu des excellents comédiens, qu’il nous faut tous citer : Marie Gyselbrecht, Chey Jurado, Lauren Langlois/Yi-Chun Liu, Sam Louwyck, Romeu Runa, Dirk Boelens, Jessica Harkay, Héloïse Gaubert et le garçonnet Alkis Quartier Faka. En outre, l’introduction de thèmes musicaux (baroque vivaldien, blues à l’ukulele, rock métal hurlé par une comédienne, jazz avec solo de trompette joué en playback) donne un air d’opéra ou d’opérette à un livret qui, n’était sa mise en pièces, eût pu dater du siècle passé. Le fait d’analyser la pratique d’une compagnie, d’illustrer ses théories par des exemples concrets ou contradictoires, de douter de soi en reconnaissant (ou feignant de croire) qu’on est à bout d’idées, tout cela mérite d’être encouragé et approfondi. De même, nous paraissent saines les piques adressées en passant, par l’auteur, à un collègue réputé comme Romeo Castellucci, aux intégristes écolos ou aux programmateurs de Villeneuve-d’Ascq et de Lyon qui logent les artistes dans des hôtels de seconde zone.
Fellini, qui utilisa le ressort de la répétition – dans tous les sens que peut avoir ce terme en français – dans Prova d’orchestra (1979), avait figuré la houle marine dans son Casanova (1976) avec les moyens du bord : à l’aide de quelques bâches luisantes et glauques secouées par des machinos hors champ dans le studio n° 5 de Cinecittá. Il en va autrement ici où l’on a transbahuté, transporté ou transbordé un morceau d’embarcation réelle jusqu’au centre de la scène du théâtre à l’italienne, sur fond de paysage marin imprimé sur un gigantesque cyclo, dans le style romantique d’un Caspar David Friedrich. Le trompe-l’œil scénographique d’un radeau de la Méduse à l’échelle titanesque vise ici à la déception, au sens que ce mot a en anglais, langue officielle, semble-t-il, de nos jours, en Belgique, qui est celui de tromperie – d’illusion théâtrale, de duperie, de fourberie, d’attrape-nigaud. De faux-semblant.
Les gags du début de S 62° 58’, W 60° 39’ nous rappellent le mal de mer de Charlot dans The Immigrant (1917). Le semblant de fatras scénographique peut faire songer aux décombres de la maison de Buster Keaton dans The Boat (1921), court métrage produit avant la dérive de The Navigator (1924). Et on en a pour son comptant question trouvailles humoristiques de toutes sortes – visuelles, sonores, comique de situation, de répétition, gestuelle « mécanique plaquée sur du vivant », pour reprendre la formule bergsonienne. Gambades, ruades, roulades, cascades sont, comme d’habitude, épatantes. On en redemande !!! Il convient de souligner la prestation de Chey Jurado et de Romeu Runa, danseurs casse-cou qui ne regardent pas à la dépense d’énergie. Le dernier solo tire sans doute à la ligne ou, ce qui revient au même, au cabotinage – le narcissisme étant affiché et reconnu – mais, n’empêche : le public de la Biennale a fait une ovation à la pièce.
Visuel : Franck Chartier et Charles Berling au TNP de Villeurbanne © Nicolas Villodre.