Le 7 janvier 2015, l’attentat contre Charlie Hebdo a marqué un tournant dans le débat sur la liberté d’expression en France et en Europe. Dix ans après, la couverture du « numéro des survivants » du 14 janvier 2015 qui propose peut-être l’ultime caricature de Mahomet continue d’incarner la tension aigüe qui existe entre la défense de la liberté d’expression et la crainte de heurter les sensibilités individuelles.
Le 7 janvier 2015, le magazine satirique anarchiste Charlie Hebdo a été frappé par une attaque terroriste perpétrée par les frères Kouachi. Armés de fusils d’assaut, ils ont fait irruption dans les bureaux du 11ème arrondissement de Paris, lors de la réunion hebdomadaire de la rédaction, tuant 12 personnes et en blessant 11 autres. Durant l’attaque, les assaillants ont clamé « venger le prophète », faisant référence à la publication de 2006 par Charlie Hebdo des caricatures de Mahomet éditées initialement par le journal danois Jyllands-Posten, en y ajoutant ses propres dessins. L’affaire avait entraîné un procès retentissant en France, gagné par Charlie. Le 14 janvier 2015, le n°1178 de Charlie Hebdo (aussi dit « numéro des survivants ») s’est vendu à 8 millions d’exemplaires dans le monde et si sa parution a été saluée par la majorité des autres médias dans le monde, dès lors, la représentation en couverture d’une autre caricature du prophète en larmes avec un message de paix a posé problème, notamment pour le New-York Times et le Guardian. Dix ans plus tard, Charlie continue d’exister. Et depuis 2006 et le procès intenté contre Charlie Hebdo par le Conseil français du culte musulman, qui avait conclu que les caricatures visaient le fondamentalisme religieux et non l’islam en tant que religion et acquitté le journal, l’interprétation de la loi sur la liberté de la presse de 1875 est claire : la liberté d’expression permet de caricaturer des symboles tant que cela n’appelle pas directement à la haine et tant qu’il ne s’agit pas de diffamation personnelle. Néanmoins, par souci de respect des croyances ou simplement par peur, il n’y a plus de représentation de Mahomet dans la presse.
La couverture du numéro des survivants montrait un dessin de Mahomet tenant une pancarte « Je suis Charlie », avec pour titre « Tout est pardonné ». Ce choix marquait la volonté de continuer sans renier l’identité de Charlie Hebdo. Comme l’a expliqué l’avocat Richard Malka, cette publication défendait la liberté de la presse et le droit au blasphème. Lors de la conférence de presse émouvante du 13 janvier 2016, Rénald Luzier (« Luz »), rescapé de l’attentat, a exprimé une profonde tendresse pour son dessin : « Je suis désolé, nous l’avons encore dessiné, mais le Mahomet que nous avons dessiné est juste un petit gars qui pleure. » Le 18 mai 2015, Luz a annoncé dans Libération qu’il ne dessinerait plus le prophète, invoquant une lassitude et un traumatisme. Il a déclaré : « Il ne m’intéresse plus, comme [l’ancien président français Nicolas] Sarkozy. Je ne vais pas passer ma vie à les dessiner. » Le directeur de la rédaction, Laurent Sourisseau (« Riss »), a fait une annonce similaire en juillet 2015 : « Nous avons fait notre travail. Nous avons défendu le droit à la caricature. Maintenant, c’est au tour des autres. » Malgré cette position, Charlie Hebdo a continué de publier des couvertures polémiques, tout en évitant de cibler directement Mahomet ou l’islam. Quant aux autres médias, ils semblent avoir préféré « noyer » pudiquement la fameuse couverture du 14 janvier dans des montages subtils que de représenter à nouveau cette couverture où le prophète apparaît, là où reproduire les images générées par Midjourney du pape en doudoune semble poser moins de problèmes déontologiques.
Depuis l’attaque il semble qu’aucune caricature de Mahomet n’a été publiée dans les médias traditionnels français. Un sondage récent commandé par la Fondation Jean Jaurès à l’IFOP montre que la caricature de Cabu de 2006 est bien comprise comme anti islamiste et non antimusulmane mais 28 % des personnes interrogées, et parmi elles 78 % de musulman.e.s, estiment qu’elle n’aurait pas dû être publiée. Cependant, l’après-Charlie a vu émerger un débat sociétal intense sur le racisme et la liberté d’expression. Le sondage IFOP publié fin 2015 montrait que 50 % des Français considéraient que la liberté d’expression devait s’exercer « dans les limites du respect des autres », tandis que 49 % estimaient qu’elle devait être « totale, même si cela choque certains ». Dix ans après, Charlie Hebdo marque encore et toujours un moment clé, où la société française révèle une fracture profonde, et où les deux valeurs fondamentales pour nos démocraties que sont la liberté d’expression et le respect des croyances et des sensibilités de chacun.e s’opposent frontalement. Ainsi, les attentats contre Charlie Hebdo ont mis en lumière la fragilité de la liberté d’expression face aux menaces, mais aussi les responsabilités qui l’accompagnent.