Lundi 27 janvier 2025 marquera les 80 ans de la libération du camp de concentration et d’extermination Auschwitz-Birkenau, un événement mémoriel cardinal pour se souvenir de ce dont l’humanité a été capable. La violence horrible et l’ampleur numérique (6 millions de morts) de cette entreprise d’extermination systématique du peuple juif par l’Allemagne nazie, en ont fait un objet d’exploitation cinématographique dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Sa mise en fiction, aujourd’hui caractérisée par des reconstitutions, pose pourtant un dilemme moral, et fait l’objet d’un débat de longue haleine au sein de l’espace public. Entre reconstitutions malaisantes et esthétisation des horreurs, la Shoah est-elle devenue un décor historique « comme les autres » ?
Simone, le voyage du siècle (Olivier Dahan, 2022) ; La rafle (Roselyne Bosch, 2010) ; Le fils de Saul (László Nemes, 2015) ; Le Rapport Auschwitz (Peter Bebjak, 2021). De plus en plus, le cinéma semble prendre la Shoah pour objet et, par le biais de la fiction ou du biopic, ouvre les portes des camps de la mort. Y entrer ne fait plus lieu d’exception. Ce mouvement du cinéma de fiction vers une démarche de reconstitution, probablement encouragé par l’apparition de nouvelles techniques de modélisation, même s’il semble prendre de l’ampleur, n’en demeure pas moins questionnable, et réhabilite le débat récurrent de la possibilité morale de représenter la Shoah. Et de fait. L’obsession de vouloir tout montrer, des processus exterminateurs, des trains à la chambre à gaz, remplit-elle vraiment la visée pédagogique au derrière de laquelle elle se cache ? En exhibant l’horreur, ne refuse-t-on pas à la tragédie son unicité ?
La problématique de la reconstitution réside d’abord dans ce qu’elle produit d’esthétisation de la Shoah, sa mise en images par des choix artistiques, qui mettent parfois mal à l’aise. C’est ce côté « Disneyland » de la reconstruction, aux décors plastiques, au maquillage apparent, que l’on retrouve par exemple dans certaines scène de Simone, le voyage du siècle, lorsque le réalisateur revient en flash-backs sur la déportation de Simone Veil à Auschwitz-Birkenau.
En réalité, ces reconstitutions révèlent une volonté d’horrifier apparente, qui devient presque gênante, car elle n’est jamais expliquée. Et c’est bien là le problème : les réalisateurs court-circuitent la connaissance des spectateurs, et empêchent un véritable travail mémoriel, en laissant pleinement place aux imprécisions historiques que celui-ci pourrait avoir. D’autant que ce manque d’explications présuppose également que les images transmettent la réalité. Or justement, ce n’est pas le cas : l’immersion dans le réel de ce qu’il s’est passé est tout bonnement impossible. C’est ce qu’avait souligné Jacques Rivette dans son article De l’abjection : « Le metteur en scène est tenu d’affadir, pour que ce qu’il ose présenter comme la « réalité » soit physiquement supportable par le spectateur, qui ne peut ensuite que conclure, peut-être inconsciemment, que, bien sûr, c’était pénible, ces Allemands quels sauvages, mais somme toute pas intolérable, et qu’en étant bien sage, avec un peu d’astuce ou de patience, on devait pouvoir s’en tirer ».
Une idée reprise dans le magnifique documentaire Shoah de Claude Lanzmann, sorti en 1985, qui interroge le lien entre histoire et mémoire, et installe un régime de la « non-représentation » duquel il semble désormais difficile de s’extraire.
Ce film traite du sujet de manière singulière. Il donne la parole à des rescapés, leur laisse le temps de parler durant 10 heures de témoignages et réalise ainsi un véritable travail mémoriel, puisant dans le souvenir, de sorte à montrer l’unicité de l’entreprise d’extermination mise en place par l’administration nazie, visant en priorité les Juifs. Une œuvre qui interroge ainsi le lien entre histoire et mémoire, l’une attachée à une méthode scientifique, apparemment objective, et à la dimension critique, l’autre mobilisatrice et relevant de l’affectif. Shoah mêle les deux concepts : donner la parole aux rescapés pour combler un vide des archives historiques et des objets d’études historiens.
Lanzmann prend par ailleurs le parti pris de ne montrer aucune image d’archives. Et c’est ce choix qui pose les bases du débat sur la représentation de la Shoah. Pour lui, la représentation n’est pas possible, parce qu’il n’en existerait aucune image directe. Toute représentation devient dès lors une imposture et donc une forme d’obscénité. Une conception extrêmement fertile, qui a cependant bloqué toute possibilité pour le cinéma de fiction de s’emparer du sujet, le présentant toujours comme « à côté de la plaque ».
Or, si la manie de la reconstitution « fidèle » n’est en effet pas efficace, le cinéma n’en reste pas moins un art, permettant de contourner le réel, de suggérer. Et ainsi de faire acte de mémoire.
Si la fiction ne peut en effet faire acte de représentation de la réalité, elle offre néanmoins au cinéaste la possibilité de créer de nouvelles formes de narration, de se réapproprier la tragédie. Pensons à Benigni, dans La vie est belle, qui traite l’expérience des camps de la mort sous le prisme de l’humour. Un choix en contradiction avec le régime de la « non-représentation », et qui aurait pu être gênant, mais qui fait pourtant preuve d’une grande efficacité. Beigni ne nous montre pas tout, et crée par le comique des personnages attachants, proches du spectateur. L’identification est telle que ce qui leur arrive choque bien plus que ne l’auraient fait des images d’horreur reconstituées.
Dans ce débat sur la représentation de la Shoah au cinéma, c’est donc surtout notre rapport à l’image qui est interrogé. La toute-puissance du regard, notre désir de tout voir, d’être immergé, dans une société où il faut voir pour croire, n’est pas toujours efficace. Et l’actualité le prouve : le contact avec des images de guerre et de violences ne nous fait pas nécessairement réagir. En réalité, le choc et l’émotion ne viennent pas forcément de l’image, mais parfois de son contournement. La Zone d’intérêt en est un exemple assez frappant. L’horreur provient des sons du malaise créé par le contraste entre la « normalité », la quotidienneté des Hoess, et l’extermination qui avait lieu à deux pas.
Finalement, c’est auprès de l’historien Raul Hilberg que l’on peut dépasser les débats sur la représentation. Selon lui, les productions cinématographiques sur la Shoah n’engagent pas une réflexion sur le processus en tant que tel mais sur l’état du souvenir qu’on en a. Un film qui a été produit à un moment donné de l’histoire, à une période où les mémoires des évènements étaient plus ou moins considérées, plus ou moins entendues, peut dès lors devenir document pour l’historien. Le documentaire de 1956 Nuit et Brouillard d’Alain Resnais par exemple, est le premier à traiter des camps d’extermination nazis et à diffuser des images d’archives. Mais il est aussi révélateur de l’état de la mémoire collective autour du processus d’extermination mené par l’Allemagne nazie, dans la société française des années 1950. Diffusé dans un moment où le génocide n’était pas encore reconnu, où un grand silence reposait sur l’unicité de la Shoah, le mot « juif » n’est par exemple prononcé qu’une seule fois.
Visuel : Affiche française du film Zone of interest de Jonathan Glazer.