Repenser le territoire à Chamarande

La notion de territoire

La saison dernière, le Domaine de Chamarande s’est intéressé aux relations entre homme et animal, questionnant les limites de notre humanité/animalité et notre position au sein du monde animal. Cet été, c’est au tour des limites de nos territoires de passer sous le regard scrutateur des artistes. La notion même de territoire est complexe et remonte au XIIIème siècle : une portion d’espace habité par une entité humaine, animale ou végétale sur laquelle cette entité a des velléités d’autorité. Cette notion est à la fois capitaliste et guerrière, car un territoire doit se défendre contre l’étranger voire contre ses semblables, viriliste car le mâle exerce sa domination pour ses besoins reproductifs, ou encore occidentale car correspondant à des populations essentiellement sédentaires. Aujourd’hui, l’idée de territoire, problématique, semble ne plus correspondre aux valeurs émergentes.

Gilles Rion, le responsable des expositions du Domaine de Chamarande, fait appel à l’anthropologue Philippe Descola pour éclairer le parcours de l’exposition : la représentation que l’on se fait du monde naît d’abord dans les arts visuels, par l’image, avant de se traduire en récits et théories. En effet, les découvertes s’appuient généralement sur des recherches et beaucoup d’observation, et les artistes sont des observateurs sensibles et attentifs de leur environnement. Ils captent les mouvements souterrains du monde et de la société qui annoncent les changements et les retranscrivent ensuite selon leurs sensibilité propre. Ainsi, nous pouvons chercher avec l’aide de l’art et des artistes les nouveaux rapports au territoire que nous pourrions établir.

Ce sont donc neuf artistes / univers / territoires que nous découvrons dans les neuf salles du château. Redéfinir une notion aussi ancienne ne se fait pas facilement, et plutôt que d’attaquer de front une entité aussi vindicative, les artistes empruntent des chemins de traverse, observent depuis les lisières, cherchent les failles ou détournent leur regard aussi loin que leur imagination le leur permet. Ainsi, Eric Tabuchi et Nelly Monnier étudient l’identité utilitaire, parfois absurde, parfois effrayante de la nationale 20, Suzanne Husky milite pour la réintroduction et la collaboration avec le castor pour la réhydratation des territoires asséchés, ou Brankica Zilovic observe les traumatismes liés à une cartographie qui se veut immuable sur un monde en dérive constante.

Si certains comme Abraham Poincheval cherchent à marcher sur les nuages, Kathleen Petyarre, artiste australienne, représente les territoires sacrés du Temps du Rêve. Chaque être vivant est associé à l’endroit où il est né, peu importe son ascendance, son espèce ou sa matérialité. Ainsi, le territoire ne se possède pas, il nous détermine, est lié à nous. Modifier un territoire reviendrait donc à altérer notre identité, ses fondations, ce qui peut se révéler extrêmement complexe, l’humain étant un être d’habitudes.

Abraham Poincheval dans l’Orangerie

Dans l’orangerie, on retrouve Abraham Poincheval, qui a choisi pour sa nouvelle performance de regarder le monde depuis un terrain liquide et tempétueux. Tout comme Capucine Vever a observé l’érosion de l’île de Gorée depuis une caméra flottante s’enfonçant dans l’océan, Abraham Poincheval se laissera lui et son équipage de marionnettes balloter sur un voilier de 5m entre la France et New York. Le bateau, en train d’être construit, sera installé fin juin sur l’un des bassins du Domaine. En attendant, nous pouvons examiner les dessins, plans et maquettes relatifs au projet, ainsi qu’une petite rétrospective des performances précédentes de l’artiste, toutes liées au thème du corps contraint et confiné.

Par la présentation de ce projet de traversée du « continent liquide », nous nous rendons compte de la temporalité particulièrement longue qui sous-tend chaque projet. En effet, Abraham Poincheval recherche des expériences qui le modifient, et ici il doit apprendre la navigation en solitaire, faire construire son bateau, qui sera également un théâtre de marionnettes, et préparer tout ce qui rendra possible son utopie. Son œuvre ne se résume pas à la performance uniquement, mais elle se charge d’un récit fait de recherches, d’expériences et de rêves.

Tout comme une performance d’Abraham Poincheval ne se limite pas aux quelques jours de sa mise en action, un territoire n’est pas uniquement un morceau de terre. Des imaginaires, des sensibilités, des rêves construisent le récit qui vient porter la matérialité du concept et notre attachement à cette notion. Et si l’on en croit les artistes de Chamarande, le territoire pourrait devenir plus fluide et plus ouvert à la collaboration. Il ne nous reste qu’à en imaginer l’histoire.