Rencontre avec Louise, mère d’une des victimes du Bataclan à l’origine d’une œuvre symphonique

Pour commencer, est-ce que vous pouvez vous présenter ?

Tout d’abord, j’ai une formation de lettres, une formation de psychologie clinique et j’ai déroulé ma carrière dans le monde professionnel, en chasse de tête et en coaching de dirigeants. J’ai arrêté ma carrière en 2018. Sur le plan personnel, j’ai trois enfants, mon fils décédé et ses deux sœurs, et 6 petits-enfants. C’est devenu un grand champ d’investissement, pour moi et mon compagnon. L’autre champ d’investissement que nous avons toujours eu, c’est l’art et la culture.

Vous êtes la commanditaire d’une œuvre puissante, un poème symphonique : Il fait novembre en mon âme de Bechara El Khoury. Quand est-ce que l’idée de passer par l’art pour rendre hommage est née ?

Deux ans après les attentats, en 2017, a été annoncée une grande exposition à Madrid du tableau de Picasso Guernica.  J’avais déjà vu le tableau, lorsqu’il était encore à New York, mais j’avais absolument envie de le revoir, alors nous avons pris l’avion et nous y sommes allés. Face à ce tableau, sur la partie gauche inférieure, il y a une femme représentée hurlante, dont on entend pas le cri, bien sûr, qui porte un jeune enfant paisiblement endormi. Ça m’a bouleversé dans la mesure où c’était un peu comme voir une représentation de moi-même et de ce que j’ai pu ressentir lorsque je suis allé à l’institut médico-légal pour voir mon fils pour la dernière fois. J’ai vu là la puissance de la représentation par l’art. Quand on est rentrés, je me suis dit : «Il faut que l’on fasse quelque chose.» Picasso a fait Guernica pour les républicains espagnols, nous nous devions de mettre en place quelque chose pour ce qui s’était passé. Partir d’une expérience individuelle et intime, pour en faire une expérience collective.

Alors, dans la pratique, comment cela a-t-il pris forme ?

2017 marque aussi l’arrivée d’un nouveau président de la République. Donc, j’ai pris ma plume et j’ai écrit à Madame Macron pour proposer l’idée d’une œuvre d’art. Dès lors, nous avons parcouru quelques périples, mais après un an, le projet n’avançait pas. J’étais toujours en train de faire des courriers qui rebondissaient sur un autre interlocuteur, etc. Alors, en faisant un détour, en m’adressant à un professeur du Collège de France, Patrick Boucheron, j’ai découvert le programme des nouveaux commanditaires, abrité par la Fondation de France, créé par le photographe belge François Hers, et qui permet à n’importe quel citoyen de faire une demande de création artistique à partir d’une situation d’intérêt public. On a donc présenté notre projet à la Fondation de France, il a été tout de suite accepté, et à partir de ce moment-là, nous sommes entrés dans un dispositif qui, nous l’avons vu, à priori, nous permettrait d’aboutir à quelque chose. De là, le projet a commencé à prendre forme. La musique s’est assez rapidement imposée, et on a rencontré, grâce au dispositif des nouveaux commanditaires, un médiateur qui fait la liaison entre les citoyens commanditaires et le monde artistique. En l’occurrence, un homme formidable, Bruno Messina, qui est le médiateur musique des Nouveaux commanditaires, mais aussi directeur du Festival Berlioz, directeur du Festival Messiaen. Nous avons eu des discussions, lui est musicologue dans le domaine de la musique classique, ou dite savante pour la musique contemporaine, il nous a fait écouter des œuvres de compositeurs différents. Évidemment, moi et mon compagnon, nous avons ce champ d’investissement dans l’art, dans la musique, nous aimons la musique, nous allons en concert, nous allons à l’opéra, mais en musique savante contemporaine, nous connaissons quelques compositeurs mais nous ne sommes pas savants dans ce domaine. Dans l’ensemble, il y avait des œuvres de Bechara El Khoury, un compositeur français né au Liban, et ce sont ses œuvres auxquelles nous avons été le plus facilement sensibles. C’est une musique qui génère facilement des images colorées. Son œuvre est colorée, elle est sensorielle, elle est émotionnelle, et donc on a pensé que cette musique pouvait toucher des personnes qui ne sont pas forcément des amateurs de musique avérés.

Quel a été le contact que vous avez entretenu avec l’artiste, Bechara El Khoury, durant la création de l’œuvre ? Êtes-vous intervenu dans le processus de création de l’œuvre ?

Bruno Messina nous a fait rencontrer Bechara El Khoury au cours d’un dîner. Nous avons longuement parlé de ce que nous aimerions, de ce que nous souhaitons ou pas, nous avons échangé des idées. Il a été question d’une partie vocale, et de savoir si, durant la partie vocale, il y aurait des paroles ou pas. Nous nous sommes mis d’accord sur des vocalises, sans textes, parce qu’il n’était pas utile d’apporter un texte qui dirait ce qu’il faut imaginer ou ce qu’il faut comprendre. À chacun, en fonction de ce qu’il ressent, d’apporter la signification qu’il souhaite. Aujourd’hui, nous sommes toujours en contact avec le compositeur, nous nous parlons régulièrement.

Ce jeudi 13 novembre 2025 se tiendra donc un concert, au théâtre des Champs-Élysées, où sera joué ce poème symphonique. Ce n’est pas le premier, n’est-ce pas ?

Le premier concert a eu lieu en 2020, année de la création du poème. Malheureusement, à ce moment-là le concert n’a pas pu être fait avec public, puisque nous étions en novembre 2020 et, juste quinze jours avant, le confinement avait été annoncé. Après le premier concert, immédiatement j’ai eu le souhait qu’il y ait un deuxième concert, cette fois, avec public.

Pouvez-vous me parler de la programmation du concert ?

L’œuvre sera entourée d’une composition de Beethoven, l’ouverture des Créatures de Prométhée, et suivie par la Symphonie n°39 de Mozart. Le chef d’orchestre a noté, et je trouve que c’est très juste, le lien entre toutes ces œuvres, une tension entre l’expression de la douleur et l’expression de l’esprit positif. C’est ce qu’on retrouve, au fond, dans l’œuvre de Beethoven. Le mythe de Prométhée est un mythe formidable et très riche, avec, en partie, le fait que Prométhée donne le feu aux hommes et permet aux hommes d’être libres, mais ce n’est pas sans conséquence, car Prométhée, lui-même, voit son foie mangé par le rapace qui renaît chaque matin, et le supplice a lieu tous les jours. Pour la symphonie 39, elle fait partie des trois dernières symphonies de Mozart, et elle est caractéristique par son double aspect également, la gravité et la fougue. Ce sont des éléments que l’on peut retrouver dans nos propres expériences, dans nos évolutions, conserver la trace de la douleur, de ces évènements terrifiants et cruels qui ont fait effraction dans nos vies, mais en même temps de conserver la joie de vivre. Il y a une volonté dans le choix des œuvres, auxquelles nous avons également été associés pour ce programme.

Vous parlez d’esprit positif et de joie de vivre, presque d’universalisme. Quelles sont vos attentes pour cette soirée ? Qu’est-ce que vous imaginez ?

Je ne sais pas et je n’imagine pas. Je ne me force pas à imaginer. Je me laisse la liberté d’être surprise. En 2020, j’avais comme objectif qu’une œuvre d’art sur ces attentats voie le jour. Lorsque l’œuvre, que nous n’avions pas entendue parce que le compositeur ne nous avait pas donné de morceau d’enregistrement, a été jouée, lorsque la lumière s’est éteinte et qu’elle s’est rallumée, je me suis dit : «Ah, je comprends pourquoi j’ai fait tout ça.» C’était pour redonner une voix. C’est important de redonner une voix quand on est sous le coup d’un trauma, hébété et ahuri par ce qui arrive, et qu’on a du mal à comprendre, qu’on cherche à comprendre. Cette fois, mon objectif c’était que l’œuvre soit rejouée, devant un public, bien sûr, mais encore un public très diversifié. Ce ne sera pas un public de mélomanes, comme d’ordinaire au Théâtre des Champs-Élysées. Ce sera un public beaucoup plus varié, il y a des amis, des connaissances et des relations qui viennent avec des motivations qui peuvent être diverses, des connaissances de la musique et des appréciations de la musique qui peuvent être très différentes. La musique, ça peut s’écouter seul, mais je trouve très important aussi, que ça s’écoute et que ça se partage avec d’autres. Aujourd’hui, on est en mesure de pouvoir la partager. Quel effet ça produira ? Je ne sais pas et je suis contente de ne pas le savoir.

Est-ce que vous avez quelque chose à ajouter ? Un point que vous souhaiteriez aborder à l’approche du concert ?

Oui, vous avez évoqué l’universalisme. C’est intéressant. Je n’utiliserai pas forcément cet adjectif qui n’est pas automatiquement dans mon vocabulaire. Mais immédiatement après les attentats, j’ai tout de suite eu conscience que ce qui nous touchait personnellement et intimement faisait partie d’un grand ensemble, compte tenu du nombre de morts et de blessés. J’ai pensé tout de suite aux attentats de 2012 à Toulouse et à ces trois petits enfants assassinés à bout portant. Ce qui se passe, je ne sais pas si c’est universel, mais c’est ce que Vinciane Despret, dans un livre qui s’appelle Les morts à l’œuvre, appelle des morts en commun. C’est-à-dire que les morts de chacun, de chaque famille, font partie d’un grand ensemble de morts en commun.