Avec « L’heure du thé », présentée au Théâtre de la Ville dans le cadre de la nouvelle édition du concours de Danse élargie, la chorégraphe consolide un peu plus un dispositif de scène à la fois magique et implacable.
On se perd souvent beaucoup, on s’ennuie aussi franchement parfois avant de trouver les bonnes images, celles qui alimentent la combustion de l’époque et qui en donnent un instantané sans pour autant en donner une leçon. Et lorsqu’enfin, « ça arrive» -on ne s’y trompe pas- l’envoutement opère dès les premières secondes. Tout apparaît alors, matière sensible à la fois ramassée et vibratoire, retenue qui « fait danse» et d’abord, qui fait bloc. On dit de Rebecca Journo qu’elle « met à l’honneur le geste sonore et pousse plus loin encore le lien inextricable entre composition musicale et chorégraphique. » Disons aussi qu’elle met tout le mouvement des corps à l’intérieur de cette musique concrète qu’un Mathieu Bonnafous projette ici dans les airs, en réponse aux corps des danseuses eux-mêmes parfois jetés comme des «sacs à danse » sur le bord de scène. Des corps-sac remplis de la texture d’une machine à danser qui compriment les gestes, les recoupent en copié-collé et à deux doigts de l’étouffement avant de régresser lentement pour s’épancher dans le son hypermécanique d’une poulie et de son déplacement élémentaire. Courroie, corde, chaîne apparaissant (un peu longuement) sous un lever de jambe, le reste du temps avalée par la tension sonore, figée en quelque sorte sur une colonne vertébral-poulie, entre écoulement de gravier et effets secondaires de protoxyde d’azote. Présenté en première partie de programme avec les « Fictions » d’Anabelle Dvir, ce qui pourrait n’être qu’une resucée des heures de gloire de la « La Horde » ou une sorte de « Scare-face » d’un film de Coralie Fargeat (« The substance ») prend ici une ampleur hallucinante à la fois chorégraphique et scénographique qui mérite toute notre attention.
La danse pour commencer, magnifique de détresse et de précision, de détachements qui s’échappent sous nos yeux, dans les yeux des interprètes. Soit une micro-danse qui retisse le fil des images répertoriées dans notre imaginaire culturel en flux. Journo cite Cindy Sherman, Francesca Woodman et Amadéo Modigliani. Autant de lèvres pincées, de regards de convoitise et d’excuse en bouche qui se bousculent -millimétrées- dans un océan de « gestes attendus » et aussitôt raturés qui constitue une parfaite « bande-images » (comme l’on parle de bande-son) d’une politique d’empoisonnement de la grammaire des genres et des sexualités. C’est ce qui fait la grâce et la brutalité de ce trio féminin qui essore en profondeur la personne genrée, sa vitalité d’insecte et ses compulsions organiques, éclairant une humanité du corps « par-delà le bien et le mal », dans une troublante tension de plaisir et de peine posée comme introductive à ce qui pourrait advenir : dans les rapports sociaux, les rapports de sexe, dans cette intrication de la libido et de la société du spectacle.
Scénographie d’actualité (Journo avec Guillaume Burin des Roziers et Jules Bourret qui assure également la régie et la création de lumière) que l’on sent bien consacré à cette auto-dévoration narcissique qui fait le fil de nos existences quotidiennes, sentiment d’ennui et de passivité, d’instinct de prédation tout prêt à se révéler, à se figurer. Il y a ici tout un bric-à-brac de stupeur, d’inquiétude et de convoitise qui se bouscule au-devant de la scène, sans que rien ne puisse l’arrêter et en cela parfaitement « raccord » avec cette logique d’un corps-espace tendu sur l’espace-son du field-recording. Un flux de son qui remplace le flux des mots, violent sans doute, mais libératoire ; espace sans paroles à peine sous-titré, burlesque cruel et muet où chacun peut lire sa propre vérité. Alors oui, c’est vrai, ce « Portrait » (2023, 50 minutes) devenu « Heure du thé » (2025, 35 minutes) est encore un peu long (de 5 minutes ? De 10 minutes ?), sans doute traverse-t-il au deux tiers une sorte de marécage narratif qui en retient le fabuleux élan (au moment justement où surgit crûment l’expression de la sexualité … Zone de trouble ? Zone d’évanouissement). Reste que l’on assiste ici à une magnifique synthèse des styles, des thèmes qui disent et dansent le mieux notre époque. À suivre donc, de très près, le 18 septembre à la Biennale de Danse de Lyon et à l’Atelier de Paris pour « Bruitage », les 10 et 11 octobre prochains.
« L’heure du thé », de Rebecca Journo, dans le cadre de « Focus, jeunes créateurs », TDV Les Abbesses, avec Vera Gorbacheva, Rebecca Journo et Véronique Lemonnier. Elle presentera Bruitage à l’Atelier de Paris les 10 et 11 octobre.
Visuel : ©Maxime-Leblanc