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« Que faire du passé ? » de Pierre Vesperini : la cancel culture actualise-t-elle notre humanité ?

par Alan B.
30.07.2024

Peut-on écrire un livre – et par extension un article – d’actualité sur le passé ? Pour la rentrée littéraire, Pierre Vesperini, historien et philologue, répond indirectement à cette question rhétorique en rééditant son essai Que faire du passé ? Réflexions sur la cancel culture, paru chez Fayard en 2022. Implémenté de ses vues actualisées, son livre, tout en demi-teinte, sera disponible aux éditions Flammarion à partir du 4 septembre prochain.

Le passé renouvelé

Ancien étudiant de l’École Normale Supérieure, agrégé de lettres classiques, Pierre Vesperini se plonge dans le débat sur la cancel culture et nous montre qu’il est possible de rendre le passé, réel et actuel. Pour ce faire, il nous invite à une prise en compte du contexte états-unien, terrain privilégié de cette mouvance que certains appellent « wokisme » mais dont l’historien se refuse la mention – ce dernier déclarant au micro de Pierre Coutelle, directeur de la librairie Mollat, que le terme de cancel culture est à la fois plus neutre idéologiquement, moins stigmatisant et moins généralisant que le wokisme.

 

Resituant la question, Vesperini nous dit des États-Unis qu’il est « un pays où la violence raciale est incomparable à la nôtre : depuis la mort de Georges Floyd, seize Américains de couleur’ ont été tués par la police ». Depuis le 6 juillet, ils sont au nombre de 17. Le 6 juillet dernier, Sonya Massey, une femme afro-américaine de 36 ans a été assassinée d’une balle dans la tête, pour une diatribe d’un policier sur l’eau qu’elle mettait à bouillir et à laquelle elle a osé répondre : « Oh, I rebuke you in the name of Jesus ».

 

Sur l’incarnation du « je »

Rappelant au début de l’essai qu’il est un homme blanc et bourgeois, l’auteur nous met mal à l’aise car sa posture revient à jouer le jeu du sujet qu’il traite, à essentialiser son propos comme si une identité pouvait se résumer à quelques traits que l’on dessine, que l’on décide soi-même.

 

Certes ce n’est pas la même chose que d’écrire selon qu’on est privilégié ou non mais on a l’impression d’une caution de gauche mise en exergue comme pour mieux masquer ensuite les potentielles imperfections de son texte : une organisation un peu éparse mêlant articles parus dans la presse et essai à proprement dit ; de même, un ton relativement paternaliste à certaines occurrences à l’instar de ces propos qui nous restent, au sujet d’une doctorante noire, étudiante à l’université de Princeton, éprouvant des doutes quant à sa capacité à joindre son intérêt académique pour les classics, un domaine très élitiste et majoritairement blanc, à son engagement en faveur de la justice sociale. Vesperini écrit : « Je ne sais pas si cette doctorante ‘fera une différence dans le monde’, mais je sais que, si elle ne libère pas ses recherches de ses engagements politiques, elle fera de la mauvaise science ».

 

Cette vision de la recherche est très personnelle. Sarah Gensburger, politologue et sociologue travaillant elle aussi sur le passé mais le passé approprié – la mémoire – exprimait la chose inverse dans un podcast intitulé La mémoire de la peau créé par l’Association française de science politique : le travail du chercheur ne naît pas hors-sol, il est vécu, approfondi et transmis. Son ouvrage, Chronique d’un quartier, relatant son travail de scientifique mêlé à ses photographies suite aux attentats du Bataclan en est un exemple criant. Plus largement, et historiquement, les intellectuels militants sont tellement légion qu’il serait absurde de s’y attarder plus longuement.

 

Du wokisme à l’human-isme

Enfin, on regrette un ton parfois mièvre ou lyrique, pour finalement dire peu, qu’il est « impossible d’être parfait dans un monde imparfait » ou encore, écrit-il, ouvrant le sujet sur la valeur conférée et la position adoptée face à la culture-héritage : « J’appelle ‘humaniste’ quiconque s’intéresse au passé pour le passé, sans chercher à l’instrumentaliser pour dominer et asservir : non seulement il ranime, par ses recherches, la culture-héritage, libérant les monuments de la patine et du vernis, mais il va aussi exhumer du passé ce qui n’a pas été transmis : il court les ruines. Il sonde les océans silencieux de l’archive, il fouille la terre ».

 

À une attitude sacerdotale, érigeant la culture comme la plus haute des valeurs, à la hauteur d’une religion, Vesperini privilégie la culture-humanisme. Le suffixe -isme, pourfendu par Vesperini concernant le wokisme, refait finalement surface et l’on se demande si, à la promotion d’une science de la remise en question, l’auteur ne verserait pas lui-même dans une forme de dogmatisme. À cet endroit, nous pouvons établir un lien avec Martha Nussbaum, philosophe politique de formation, dont les thèses annoncées dans son essai Democratic emotions, how to educate the XXIst century citizen ? paru en 2011, nous laissaient encore plus dubitatif au regard de ses répétitions, souvent creuses, en faveur d’un enseignement des humanités.

 

Le paysage de l’annulation

Toutefois, certaines informations demeurent pertinentes et autorisent la mise en lumière des différents acteurs et des formes prises par la cancel culture au travers de l’histoire, dessinant ainsi un paysage socio-historique relativement complet de celle-ci. On retient, par exemple, ses explications sur les origines chrétiennes du patriarcat et de l’intolérance : « la culture européenne de christianisation est elle-même à l’origine d’une culture de l’annulation des autres » déclare-t-il auprès de Pierre Coutelle en appuyant son propos à l’aide de la suppression d’une centaine de langues indiennes lors de la conquête de l’Amérique du Nord par les Chrétiens venus d’Europe.

 

De même, un lien est tissé entre ces origines religieuses et celles plus économiques, du capitalisme. Origines dont les frontières sont en vérité plus floues qu’on ne le croit. Ne parle-t-on pas de « religion du marché » par exemple ? On aime (ou on déteste) aussi les illustrations puisées dans d’autres disciplines, et retranscrites par l’auteur de façon remarquable (ou ignominieuse), comme celle soutenant l’idée que l’abolition du passé importe tant au capitalisme car « pour que la société soit heureuse et le peuple content de son sort pénible, il faut que la grande majorité reste aussi ignorante que pauvre. Les connaissances développent et multiplient nos désirs, et moins un homme désire, plus ses besoins sont faciles à satisfaire » (La fable des abeilles – 1774, Bernard de Mandeville, aussi connu sous le diminutif de « man devil »).

 

Plus concret encore, on se rappellera de l’inutilité des trigger warnings concernant la diminution de l’anxiété post-traumatique, selon une étude menée par l’université d’Harvard ou encore de celle, plus politique, relative au retrait des statues des pères fondateurs, que nous évoquions dans un article précédent au sujet de Kamala Harris.

 

Une comparaison transatlantique

Du reste, les parallèles établis avec la France sont particulièrement judicieux car on s’aperçoit, aussi, de ce que la cancel culture est présente dans les rangs de la droite comme l’illustre cette citation de Nicolas Sarkozy : « À quoi bon lire La princesse de Clèves quand on est destiné à être guichetière ? ». Et l’actualisation de son ouvrage va en ce sens, pour le meilleur. L’opposition mentionnée de Valérie Pécresse en 2023 à la nomination d’un lycée, par le nom d’Angela Davis, philosophe et militante américaine, autrice, notamment, du célèbre essai Femme, race et classe en est un bel exemple. Le lycée finalement nommé Rosa Parks, selon l’idée qu’elle aurait été moins radicale, plus sage que Davis, Pécresse put se féliciter. Erreur omise puisque Parks avait elle-même témoigné : « M’opposer à Angela Davis, c’est peu connaître mon histoire ».

 

Médiation et petites révolutions

Ressort-on plus engagé sur la question qu’on ne l’était ? Quelques clefs de lecture nous auront été données mais sans doute irons-nous encore à tâtons sur ce sujet épineux. Ce, alors même que des nuances sont apportées, la variabilité du langage, précisée. L’intuition, peut-être l’avions-nous avant de lire l’essai ? Aux efforts de médiation doivent être considérées aussi, lorsqu’il le faut, de petites révolutions !

 

Actualisation de notre humanité

La dénégation du terme wokisme n’empêche pas que la cancel culture existe bel et bien, qu’elle n’est certes, peut-être pas la « question la plus fondamentale de notre siècle » comme aime à le prétendre Vesperini pour légitimer la portée de son ouvrage, mais pourtant effective, à l’oeuvre.

 

Katha Pollitt, poétesse, essayiste et critique féministe américaine l’écrit dans un article éloquent pour Nation, journal de gauche, intitulé : « Cancel culture exists » – et ce, notamment au sein des rédactions elles-mêmes ! Bari Weiss, ex-journaliste au New York Times a par exemple été victime d’harcèlement pour ses positions qu’elle déclarait pourtant « centristes, penchants à gauche ». Idem, Suzanne Moore, éditorialiste pour The Guardian a quitté le média après que 338 de ses collègues ont signé une lettre qui lui était implicitement destinée, accusant le journal de produire des « contenus transphobes ». Nous terminerons par les mots de Katha Pollitt et leur résonance, au sujet des personnes reléguées au silence, qui, s’ils ne nous disent pas comment nous positionner, ne formalisent pas, ne formulent nullement des leçons politiques, performatives et applicables à la réalité – à l’image de l’essai de Vesperini – nous invitent tout de même à garder notre part d’humanité, que ce soit pour les « bons » ou les « annulés » : « What you can’t say is that no lasting, measurable damage was done to individuals. You can argue that the damage is worth it, but you should at least admit it’s there ».

Visuel : Angela Davis, professeure de philosophie et militante des droits humains lors de sa première conférence de presse depuis sa libération sous caution, le 24 février 1972 © Getty Bettmann