Dans le temps abasourdissant de ces élections législatives anticipées, nous nous plongeons comme nous ne l’avions pas fait depuis longtemps dans les parcours des candidates et candidats à la députation dans chaque circonscription. Et nous analysons et discutons également les contenus des « programmes »…. Politiste de formation mais encore et toujours journaliste, je me suis beaucoup interrogée ces dernières semaines sur cette notion de « programme ». Alors que celui du Rassemblement national a été annoncé, six jours avant le premier tour, il me semble important de nous demander ce que nous cherchons de propositions, de cohérence et de réassurance dans ces textes qui ont des formes singulières.
Nous ne comptons plus le nombre d’articles qui décryptent ces programmes… Il ne s’agit pas ici d’en ajouter un, mais plutôt de revenir sur cette notion. Ce qui permet de se rappeler qu’à l’origine, dans l’Angleterre de Cromwell, un programme s’appelait « plateforme », une forme plate et accessible à toutes et tous. Nous, journalistes, avons un rôle à jouer dans le relais, l’explicitation et l’interprétation de ces propositions faites à ceux et celles qui choisissent leurs représentants….
Certes, il ne s’agit plus en cette campagne de « plateforme », même si certains ajouts hors programme en conférence de presse et relayés par l’inoxydable « X », n’en finissent pas de buzzer. Intéressant et à noter, il n’y a pas de « Manifeste » dans les « alliances » en lice. Et le RN propose la « privatisation de l’audiovisuel public » (p.18), son texte se présente comme un « Projet », qui plus est, cartésien (« un projet, une méthode »), si l’on se pose la question de la nature du programme. Le programme soumis aux Français.e.s par le Nouveau Front populaire est immédiatement une « charte » qui renvoie dos à dos les deux autres partis principaux et qui inscrit les « libertés démocratiques » et le refus de la haine dans son « Préambule ». Le programme de l’alliance des gauches prend donc d’ores et déjà la forme d’une constitution, ce qui donne des airs de référendum à ce scrutin par lequel les citoyens et citoyennes vont élire leurs représentants. Enfin, « Ensemble » est un nom, un étendard et un hymne pour le parti du Premier ministre sortant. L’accent est mis sur la société, sa cohésion, à l’issue d’un mandat et demi de mandat présidentiel, et ce n’est qu’en page 7 que les valeurs de la République apparaissent. Si les principes sont princeps pour le RN et le Nouveau Front populaire, il y a néanmoins un grand souci de concret. Ce dernier passe étonnamment peu par les chiffres, qui restent très ronds et non argumentés. Mais dans les programmes du RN et d’« Ensemble », cela se joue dans un rétroplanning très « design » avec lequel on quitte tout d’un coup le noble document de déclaration politique pour entrer dans l’univers des images. Des images d’habitude plébiscitées par les médias sociaux et qui, paradoxalement ici, les reprennent assez peu. Dans le programme d’« Ensemble », la chronologie des deux semestres tient en une page-serpent et on comprend que les réformes envisagées se poursuivent calmement, même si on inscrit des dates clés pour le vivre ensemble comme « la commémoration de la libération de Paris ». Et du côté du RN, la chronologie arrive dès la 6e page, où l’on nous annonce dans un tableau que la plupart des mesures seront prises dès juillet 2024, avec des sessions extraordinaires avant la fin de l’année pour la loi sur le budget, la réforme de la politique pénale et celle de l’immigration : « Suppression de toutes les dérogations qui empêchent les expulsions d’étrangers. »
Le temps est au cœur de cette campagne de législatives « anticipées », avec une mise en exergue d’une « urgence » que nous reconnaissons tous et toutes. Urgence, que les trois programmes soulignent – et que, finalement, plus fidèle à la fin de l’Histoire marxiste, le Nouveau Front populaire pose en objectif : « Une seule priorité pour le gouvernement du Nouveau Front Populaire dès son installation : répondre aux urgences qui abîment la vie et la confiance du peuple français » (p. 3). Mais face à cette urgence, il y a aussi besoin de remettre la société sur ses pieds et de construire sur le temps long. C’est ce qu’explicitent pratiquement tous les programmes, Ensemble et le Nouveau Front populaire renouant d’ailleurs avec la notion de « Destin ». Et c’est dans son « Projet », donc, que le RN met en avant le troisième volet de son triptyque sur « le besoin de projection » et « la transmission », ancrés dans une agriculture et une famille immémoriales, qui rappellent les meilleures heures de Vichy. À l’urgence et aux réformes visant à séparer le bon grain de l’ivraie (« Réserver les aides sociales aux Français et conditionner à 5 années de travail en France l’accès aux prestations sociales »), succède un énorme appel du pied vers la jeunesse (« Exonérer d’impôts sur les sociétés pendant 5 ans les entreprises créées par un jeune de moins de 30 ans » (p.19)) et une politique fiscale nataliste. Pour passer du temps court de l’urgence politique au temps long d’une projection possible, la question encore et toujours, est celle de l’unité de la société. Présenté comme infiltré ou intérieur, l’ennemi est là, et avec lui, une fièvre qui fissure le tissu social. Par-delà les alliances, chaque programme, à sa manière, voudrait proposer un projet commun. Du côté d’« Ensemble », le programme est aussi un « projet », avec des actions du passé proche sur lesquelles l’appuyer : le programme relit ce passé comme une union face à des adversités fortes (covid, Ukraine…). Pour le Nouveau Front Populaire, il s’agit « d’apaiser » en restaurant le service public face au besoin de rassemblement. Et pour le RN, c’est la prison, une armée volontaire et la douane qui doivent permettre de « garder la paix » face à une « union nationale » qui périclite avec un déclin français qui n’en finit pas de nous obséder depuis le milieu du XIXe siècle. « Rien ne résiste au peuple français, s’il se tient ensemble », nous dit le projet de la majorité présidentielle. Les vieilles « factions », qui craignaient Madison et Rousseau sont encore et toujours là et ce qui fait le lien entre l’urgence de ce vote et le temps long qui permet de plébisciter une vie politique, c’est bien la promesse de « vivre ensemble ». Les trois pôles en lice les 30 juin et 6 juillet proposent dans leurs « projets » ou « charte » des manières très différentes de « vivre ensemble ». Avec ou sans réelle promesse de se projeter sans scier la branche sur laquelle nous sommes assis et sans empêcher nos sociétés d’évoluer.
Ce mot de promesse, humain, trop humain, est central. L’énoncer et obtenir des adhésions au nom de cette promesse est peut-être – non pas moins mais aussi – important que de la tenir. Lorsqu’elle repense entièrement la démocratie en contrepoint de ce qu’elle a décrit comme « cristallisation » et puis « système » totalitaire, Hannah Arendt la fait reposer sur deux piliers : la promesse et le pardon. Or, nous sommes sur le point de faire collectivement un choix qui peut s’avérer collectivement et individuellement « impardonnable ». Vladimir Jankélévitch expliquait justement qu’on ne peut pas se demander à ceux et celles qui ne sont plus là pour qu’on le leur demande. On y ajoutera ceux et celles qui ne pouvaient pas agir et voter ces derniers mandats et qui peuvent se retrouver en état de répression « sanctuarisée » pour prendre un mot bien laïc du dernier programme publié (p.10).