À la fois chanteuse, chercheuse, poétesse, écrivaine et enseignante de langue et culture corses à l’université,
Patrizia Gattaceca est une figure phare de la création insulaire. Cofondatrice des mythiques Nouvelles Polyphonies Corses, elle n’hésite pas aussi à prendre le micro pour faire vivre les mots. Son nouvel album
U Cantu di i Canti est une version très libre, personnelle et intense du Cantique des Cantiques, une invitation à la fois sensuelle et grave à entrer en connexion avec l’amour, la mort et l’essentiel de la civilisation méditerranéenne. Nous l’avons rencontrée après son concert à l’église de Lumio, lors des Rencontres de Calenzana où elle a chanté son Cantique des Cantiques en duo avec la pianiste Marina Luciani.
Ce Cantique des Cantiques, c’est un livre de chevet. J’ai cette traduction de l’hébreu en français par Magdalith (Madeleine Lipszyc) en version séparée depuis longtemps que je lis et relis. Lors de mon travail de recherche sur le rapport entre la poésie et le chant, j’ai compris qu’on avait séparé les deux tardivement. Auparavant, dans la tradition orale, toute la poésie a été chantée aussi bien l’épopée que les cantiques…En relisant ce Cantique des Cantiques, je me suis dit qu’il devait évidemment être chanté et j’ai eu envie de lui redonner ce lien et cette intimité, avec la musique.
J’ai pris des libertés, j’en ai pris plein. J’ai mélangé des pièces et j’ai construit mon histoire. Et en fait, oui, on a le droit dans les adaptations, on a le droit, on fait ce qu’on veut. Je suis partie de la traduction de l’Hébreu au Français de Magdalith, qui est pour moi la plus belle. Je suis aussi allée voir comment étaient les traductions en italien, en espagnol, en anglais. J’ai aussi écouté ce qui s’est fait en chant, Magdalith, elle-même, chante en hébreu, ce cantique. J’ai vu cette liberté dans les traductions et j’y ai retrouvé toute la Méditerranée, avec tous ces fruits, toutes ces odeurs, qu’on retrouve chez nous. Le Cantique des cantiques a même parfois des résonances très fortes avec des traditions spécifiquement corses, Par exemple, à La Toussaint on prépare et l’on mange un « pain des morts ». C’est un pain de farine, avec des noix, du raisin sec, qui est à la fois salé-sucré, qu’on retrouve dans le Cantique des cantiques. Et lorsque le texte évoque la mort, ce rapport entre l’amour et la mort, cet amour qui est aussi fort que la mort, cela résonne avec les rituels liés à la mort et au deuil que nous avons en Corse. Dans le temps on allait rôtir des châtaignes sur les tombes le soir de la Toussaint. La châtaigne, symboliquement, c’est le rapport avec l’au-delà. Cette tradition a un peu disparu mais l’accompagnement de la mort est très ritualisé, notamment avec le Voceru, ce chant qui accompagnait le défunt jusqu’à l’au-delà, comme l’âme qui va traverser le fleuve Léthé avec Charon. Et donc, il y a ce rapport qui est évoqué, qui m’a plu. Ce pain des morts. Maintenant, ce ne sont plus les voceri mais plutôt des chants polyphoniques, puisque quand la religion chrétienne s’est imposée en Corse, les femmes n’ont plus eu le droit de chanter. Aujourd’hui, on chante à l’église, on chante la messe en latin, et on accompagne toujours le défunt avec ces rituels. D’ailleurs, il y a toujours beaucoup de monde aux enterrements. C’est très méditerranéen.
Le Voceru a disparu mais on en a des archives, des traces, et on tient à ces rituels, et on tient à l’accompagnement des défunts.
Je pense qu’une femme qui chante ce cantique, c’est bien parce que sa parole a été bridée au cours des siècles. Du coup, ça me donne encore plus envie de chanter, de reprendre ce répertoire et de le chanter, parce que dans le Cantique des cantiques, la femme a autant de pouvoir que l’homme. C’est vraiment un chant d’équité, d’égalité entre l’homme et la femme. C’est un texte nuancé. C’est un texte qui est doux. C’est un texte qui évoque l’amour. Et c’est cela que j’aime chanter aussi.
Et puis, cela rejoint la tradition orale corse, où la femme ouvre le cycle de la vie avec la berceuse et elle le ferme avec le Voceru. Autrefois, on enterrait le placenta sous un arbre et le Cantique des cantiques évoque cet arbre de vie. La mort, finalement, n’est qu’une renaissance. Ce lien est très fort et cela m’interroge beaucoup. Et avec l’amour, il y a aussi la sensualité. Le Cantique des cantiques est un texte très sensuel. Même s’il est entré dans les textes sacrés, une fois qu’il a été décrété que c’était un chant d’amour à Dieu. Sauf qu’on peut l’interpréter de toute autre manière, évidemment. Il y a un chant d’amour entre un homme et une femme, un chant très sensuel, un chant qui aborde des thèmes qui parlent aussi de sexualité : « Tu es mon bien-aimé, frappe à ma porte », « Il a regardé par le trou de la serrure » ou encore : « Dans ma main coule la mire ». C’est très symbolique, c’est très évident comme image. L’amour charnel est rendu très beau. C’est vraiment un chant du corps en même temps. C’est un chant de l’âme et un chant du corps.
D’abord, j’ai commencé par les mots. J’ai commencé par les mots, mais en fait, je chante toujours dans ma tête quand j’écris si je sais que ça va devenir des chansons. Mon instrument, c’est la guitare et je commence toujours à composer à la guitare. Et puis nous composons à deux, avec mon arrangeur, Jean-Bernard Rongiconi avec qui je travaille depuis plus de 20 ans. C’est un vrai travail de construction à deux. Et on se régale parce qu’on est très complices depuis très longtemps. Au départ, l’album devait être une version orchestre. Je voulais aussi essayer avec un piano. Il m’a dit « fais les deux versions ». C’est aussi mon producteur. J’avais donc le feu vert pour faire les deux versions. Et j’ai demandé à Marina Luciani de venir au studio. Elle n’était pas habituée vraiment à faire ce genre de travail. Jean-Bernard lui a écrit tous les arrangements pour son instrument : il lui a préparé une partition. On a décidé que ça allait être un dialogue entre le piano et la voix. C’est comme cela que nous avons travaillé et puis enregistré et quand on enregistre quelque chose on le fixe. Après, en live, le travail se poursuit avec les répétitions pour conserver les nuances.
(c) Rita Scaglia / Couverture d’album