Après le retour sous la nef du Grand Palais en 2024, la plus grande foire photo du monde s’affirme dans une posture plus maîtrisée. Une édition toujours ample et vibrante, mais qui consolide les expérimentations de l’an dernier tout en misant sur des valeurs sûres. Paris Photo offre un récit visuel plus ancré, pensé pour rassurer un marché en quête de stabilité, tout en laissant émerger quelques innovations remarquables, suffisamment audacieuses pour insuffler un nouvel élan sans rompre l’équilibre général.
Pour cette 28e édition, Paris Photo réaffirme son rôle de boussole visuelle dans un monde saturé d’images. Avec 222 exposants venus de 33 pays – dont 60 nouvelles participations –, la foire continue son élan, plus internationale et plus dense que jamais.
Comme chaque année, ce rendez-vous mondial est une véritable cartographie de l’état de l’art pictorial, sous toute ses formes.
La première impression, en avançant sous la nef, est celle d’une nouvelle respiration, sous l’impulsion d’une scénographie qui s’est affinée par rapport à la précédente édition. Voices quitte ses marges d’origine pour se loger au cœur de l’espace. Autour, les Prismes surgissent en ponctuations monumentales : des îlots d’intensité où la photographie déborde, se sculpte, s’installe.
Le parcours, plus fluide, pensé par les commissaires Florence Bourgeois et Anna Planas, tisse désormais des liens directs entre les secteurs : Principal, Voices, Digital, Émergence, Éditions. Un tissage conceptuel et spatial qui donne à la visite encore plus d’harmonie.
Avant même de plonger dans la foire, Paris Photo impose un moment liminaire : The Last Photo, première grande présentation européenne de la collection d’Estrellita B. Brodsky. Soixante œuvres forment un récit fragile, suspendu entre l’âge analogique et l’instabilité contemporaine de l’image.
Arbus, les Becher, Vik Muniz, Paz Errázuriz, Rosângela Rennó… Etrangement, cette collection semble faire résonnance avec les enjeux artistiques actuels révélés par la foire.
La scénographie d’Adrien Gardère met en scène cette chambre d’écho : une traversée presque métaphysique où les photographies interrogent leur propre durée.
Ce prologue a une vertu évidente : préparer notre regard.
En arrivant dans la nef, le regard est happé par l’ampleur du secteur Principal. Et le focus s’opère d’abord avec un geste majeur : Sophie Ristelhueber (Galerie Poggi, Paris), lauréate 2025 du Prix Hasseblad, étire un mur de 36 mètres qui révèle des cicatrices territoriales se métamorphosant en paysages mentaux.
Il s’agit en réalité de l’initiative Prismes, qui vient créer des respirations monumentales dans le parcours de visites. Ainsi, Adrian Sauer (galerie Klemm’s, Berlin) nous confronte avec Truth Table, à la construction même de l’image. Une œuvre qui décortique la matérialité de la photographie jusqu’à la réduire à un questionnement logique. Et Marisa González (galerie Isabel Hurley, Málaga), pionnière méconnue des années 1970, convoque le Thermofax pour révéler une technologie d’impression oubliée : un fantôme industriel réactivé pour l’occasion.
Cette année, le paysage et la nature sont partout. Mais comme un écho à la perturbation des enjeux climatiques malmenés par le chaos géopolitique actuel, la nature semble se conjuguer dans des temps ultérieurs, comme si elle nous échappait irrémédiablement…
Ainsi, les vue aériennes d’Edward Burtynsky (Flowers, Londres) documente les cicatrices des exploitations minières dans des grands formats tendant vers l’abstraction.
Raphaëlle Péria, BMW art maker 2025 semble répondre à cette lente détérioration par un parcours intimiste autour du canal du Midi, présenté dans une scénographie immersive et marquante.
On retrouve également Raphaëlle Péria à la galerie Papillon (Paris), où elle présente un magnifique polyptyque composé de tableaux constitués grâce à des grattages sur photographie peints par l’artiste.
Les paysages oniriques de Nicolas Dhervilliers (Dilecta, Paris, secteur Emergence) nous offre un échappatoire à travers des vues rêvées qui convoquent des fantômes du passé au futur antérieur.
Chez Ruttkowski;68 (Cologne), le solo show de François Halard, Conversation avec Claude, se présente comme une série de grands formats issus de pseudos polaroïds retraités capturés à Giverny.
Joost Vandebrug nous révèle chez Bildhalle (Zurich) une mosaïque composée de photos marines mouvementées qui viennent former un paysage recomposé quasi-irréel.
A la Galerie C (Neuchâtel), on se fascine pour le Jardin Cubiste d’Edouard Taufenbach et Bastien Pourtout, un polyptique ludique où les artiste se mettent en scène en jouant avec des voiles triangulaires permettant de constituer des motifs qui se créent et se recréent à travers un accrochage qui évolue chaque jour.
Comme une réponse à cette nature qui semble échapper au champs du réel, de nombreux artistes proposent des natures mortes qui loin d’être figées, semblent vouloir acquérir une autonomie anthropocène.
Ainsi, le solo show de Gauri Gill (Vadehra Art, New Delhi, secteur Voices) intitulé The Village on the Highway, documente une série d’abris de fortune dont la diversité forme un portrait de famille en creux.
Chez Nordès (A Coruña), Nicolas Combarro présente une série de photos souterraines qui semblent happer notre regard.
Ed Ruscha (Zander, Cologne) joue avec des livres accumulés dans un caddie de supermarché qui semble adopter une attitude presque animale.
Les envolées de tissus de Lorenzo Vitturi (193 gallery, Paris) semblent former des êtres fantasmagoriques et joyeux.
Chez Jean-Kenta Gauthier (Paris), on revient sur la remarquable série Star Distortion, Hollywood Boulevard de 1971, où Robert Cumming s’approprie le walk of fame hollywoodien avec de simple jeux géométriques.
On retrouve avec plaisir les séries de toits parisiens de Michael Wolf chez Bruce Silverstein (New York).
Enfin, comme un écho aux nombreux paysages, Marine Lanier, lauréate du prix Ruinart, dévoile une enquête topographique sous forme de conte philosophique révélant les traces vibrantes d’un océan champenois disparu. Une poésie minérale, presque cosmologique.
Cette année, beaucoup d’artistes semblent vouloir s’échapper du cadre photographiques, à travers des propositions hors formats ou tendant vers l’abstraction. La photographie devient le vecteur d’œuvres plastiques inédites.
Le solo show de Jackson Farley chez This Is No Fantasy (Melbourne) prend la forme de tapisseries néo-classiques composées de clichés baroques qui narrent des épopées contemporaines troublées.
Le monumental polyptyque Man at the Crossroads de Noelle Masson (Roland Belgrave, Brighton) interroge le contrôle des flux migratoires et des réfugiés à travers des cyanotype générés à partir d’imageries aux rayons X.
La fascinante sculpture de Susa Templin, Impositions #6 présenté par Parrotta (Cologne) s’appuie sur des panneaux incurvés et assemblés pour composer une œuvre suspendue.
Chez Persons Projects (Berlin), on découvre le très grand format de Zofia Kulik, From Afar, Human Motif I, un photomontage composés de clichés capturés dans le Palais de la Culture de Varsovie formant comme un tapis oriental.
Les œuvres de Wang Ningde (DonGallery, Shanghai) forment des fresques étranges renvoyant à des paysages intérieurs.
Chez Intervalle (Paris), on s’arrête sur Implosion, des sculptures photographiques de Lucas Leffler, composées de 168 écrans d’iPhone où sont imprimés via ambrotype un cliché de l’implosion des usines Kodak à Rochester en 2007. Une triple collision temporelle.
Chez Bildhalle (Zurich & Amsterdam), on retient la sculpture Tank No. 172 de Adam Jeppesen, un cyanotype tendu dans une cage en verre via un système de cordelettes.
On remarque les ciels convexes et concaves de Doug & Mike Starn chez Persiehl & Heine (Hambourg).
Chez Vermelho (Sao Paulo), on s’enchante de la nouvelle série de Claudia Andujar, des images issues de négatifs de 1975 documentant sa rencontre avec les indiens Yanomami, repeintes via des acryliques colorés.
Du côté du secteur Emergence, citons également les architectures colorées de Rodrigo Chapa présenté par Concordia Studio (New York), et les tirages pop sur tissus de Atong Atem (Mars, Melbourne).
Comme pris en étau entre nature et culture, les corps deviennent des forces d’expression particulièrement essentielles cette année.
Commençons par la magnifique série sur la danse de Erwin Olaf chez Rabouan Moussion (Paris).
Comme en écho, chez Parrotta (Cologne), le polyptyque Studio Spiralium de Pieter Laurens Mol est composé de 16 clichés de l’artiste dansant dans son studio vide et libre de tout mouvement.
Restons dans la danse avec la série de nus Dancing in the alcove de Yasuhiro Ogawa chez Sophie Scheidecker (Paris).
Chez Zander (Cologne), Tarrah Krajnak propose sa série Body Configurations, où l’artiste fait corps avec des architectures vénitiennes.
La dernière série de Casper Faassen présenté par Ibasho (Anvers) présente des figures théâtrales japonaises recouvertes d’un fin voile transparent.
Signalons aussi le solo show pop de Tania Franco Klein présenté par RoseGallery (Los Angeles) où l’artiste se met en scène dans une étrange autofiction.
Chez Fisheye (Paris, secteur Emergence), on s’arrête sur le subtil et poétique travail de Chloé Azzopardi mettant en scène son corps avec des installations composées d’éléments végétaux.
Réintégré au cœur du parcours sous la nef, le secteur Voices offre un pivot plus introspectif. Un contrechamp, où l’image se fait murmure et réflexion, à travers 2 propositions curatoriales.
« Paysages » par Devika Singh
Ici, le paysage est une archive politique, un lieu blessé.
Les montagnes brumeuses de Daniele Genadry, les architectures inachevées de Mohammad Ghazali ou les abris précaires de Gauri Gill réinventent le rapport entre territoire et mémoire.
« Where we meet – Ambiguous Kinship » par Nadine Wietlisbach
Avec cette sélection, la photographie devient lien, miroir d’une parenté trouble.
Ainsi, les œuvres de Rinko Kawauchi, Torbjørn Rødland ou Felipe Romero Beltrán explorent les zones grises du soin, du pouvoir, de la proximité.
Saluons cette année un secteur Digital particulièrement dense et dynamique, qui amène beaucoup de fraicheur dans une édition globalement prudente.
Cette section relance visite. Le commissariat de Nina Roehrs fonctionne comme une chambre noire inversée : non plus un lieu où l’image se révèle, mais où elle se construit à partir de flux, de données, de pulsations lumineuses.
Les hypertopographics d’Edward Burtynsky et Alkan Avcioglu chez Heft (New York) capitalisent sur l’IA pour réinventer des paysages hyper-réels.
Rolf Art et Tomas Redrado se sont associés pour présenter la série The Secret Life of Flowers de Julieta Tarraubella, des installations florales composées d’écrans qui montrent la métamorphoses accélérées des fleurs.
La galerie Danae (Paris) présente une série de Louis-Paul Caron, un jeune artiste qui crée des tableaux surréalistes et post-apocalyptiques à base de vidéos IA, où certains éléments s’animent lentement.
Le solo show de Solienne chez Automata (Paris) fascine et met en scène un avatar IA de l’artiste mis en scène sur différents médiums.
Chez Artverse (Paris), on retient particulièrement le travail de Niceaunties, des miroirs Napoléon III qui interpellent le visiteurs et transforment leurs images en temps réel en « Aunties ».
Sur le balcon d’honneur, l’installation A Garden de Cole Sternberg (projet Giga / UNICEF–ITU) croise art et données : une méditation sur la connectivité comme droit fondamental.
Situé au 1er étage, le secteur Éditions agit comme une respiration. C’est l’un des espaces les plus vivants de la foire : 43 éditeurs venus de 17 pays forment une place publique vibrante.
Cette année, plus de 400 signatures et un tout nouveau programme Book Talks attendent les visiteurs : une effervescence qui rappelle que le livre reste un phénomène à part entière dans l’univers de la Photo.
Signalons également le parcours Elles × Paris Photo, imaginé par Devrim Bayar (musée Kanal, Bruxelles), qui explore la manière dont les corps – souvent féminins – habitent, performent ou disparaissent dans leurs décors.
Les œuvres de Carmen Winant, Claudia Andujar, Agnès Varda ou Ming Smith composent une toile vibrante où la visibilité devient un acte politique.
39 % de femmes exposées cette année : une progression lente mais réelle, qui reconfigure peu à peu la cartographie du regard.
Paris Photo 2025 compose une topographie vivante et actuelle de l’image.
On quitte le Grand Palais avec la sensation d’avoir traversé un paysage vaste et multiple, d’avoir traversé plusieurs mondes.
Ces quelques heures passées sous la nef nous ont permis une nouvelle fois de recalibrer notre regard, face au tourbillon continu d’images qui constitue nos quotidiens.
Visuel : © Grégoire Grange