Dans le cadre du cycle « Érotismes » proposé du 12 au 15 novembre à la Philharmonie de Paris, le décor est clairement affiché : « De l’extase au burlesque en passant par la poésie, l’érotisme inspire les musiciens d’hier et d’aujourd’hui. » Et il faut dire que la programmation tient ses promesses : Iris Scialom avec Bach, Yuja Wang dans Prokofiev, puis Salonen dirigeant Wagner et Scriabine. Le mot « extase » résume parfaitement cette soirée.
Le spectacle s’ouvre sur un violon perché non pas sur un toit, mais au sommet du deuxième balcon. Iris Scialom s’y installe pour interpréter le Prélude de la Partita pour violon seul n°3 de Bach. Révélation des Victoires de la musique 2025, elle nous entraîne immédiatement dans un climat enchanteur. Bien que les violonistes considèrent cette pièce comme un sommet technique (contrepoints et bariolages) elle tire de son Guadagnini de 1773 une sensibilité qui évoque instantanément Vivaldi, dont on perçoit l’inspiration. En choisissant cette œuvre, elle affirme clairement son ambition de rejoindre les plus grands.
La Philharmonie démontre une fois encore que, même depuis les hauteurs de la salle, la qualité sonore reste irréprochable.
Esa-Pekka Salonen a composé Fog comme une suite directe au Prélude de Bach, dont il s’inspire entièrement. Ainsi, dès la dernière note jouée par Iris Scialom, l’orchestre enchaîne sans transition. Cette osmose entre baroque et création contemporaine rappelle, de manière éclatante, la modernité inépuisable de Bach. Porté par un Orchestre de Paris flamboyant, Salonen nous plonge par touches régulières dans le génie bachien, sous un angle inédit et envoûtant.
En grande diva, Yuja Wang se fait désirer avant d’entrer en scène. Et là, le thème de la soirée prend tout son sens : avant même qu’elle ne touche le clavier, son charme félin a déjà captivé la salle.
Dans le premier mouvement, Andantino Allegretto, la douceur de son toucher, dans une atmosphère pourtant sombre, évoque les plus grands, Alexandre Kantorow ou même Lang Lang (oui, oui). On reste suspendu à cette fusion parfaite entre la pianiste et l’orchestre, tant la communication avec Esa-Pekka semble naturelle et fluide.
Puis survient le moment attendu par un public en état de lévitation : la fameuse cadence de l’Allegretto, redoutée de tant de pianistes tant elle exige une virtuosité quasi insurmontable. Pour Yuja, aucune difficulté apparente : elle y déploie une puissance et une sensibilité qui tirent quelques larmes. Sa lutte charnelle avec le piano nous conduit vers une extase rare, jusqu’à la dernière note.
Le reste du concerto s’élance jusqu’à l’Allegro tempestoso, tempête sonore dans laquelle le piano domine sans jamais rompre sa fusion avec l’orchestre.
La prestation laisse la salle sans voix avant une ovation phénoménale, amplement méritée.
Pour apaiser l’atmosphère, Yuja offre trois rappels : Marguerite au rouet de Schubert/Liszt, la mélodie d’Orphée et Eurydice de Glück et la Romance sans paroles op. 67 n°2 de Mendelssohn. Après la puissance parfois violente de Prokofiev, elle démontre avec ces trois pièces qu’elle excelle tout autant dans la délicatesse romantique. Un moment suspendu.
Esa-Pekka Salonen succède à d’illustres prédécesseurs à la Philharmonie, dont Daniel Barenboim. Voir un orchestre de plus de cent musiciens, renforcé par un organiste, constitue déjà un spectacle en soi dans la salle Boulez. Mais dès qu’il entame cette œuvre majeure, nous voilà transportés sur une planète où se mêlent beauté, passion et mort dans un torrent sonore.
L’ouverture et le final de Tristan et Isolde, réunis en diptyque sous le titre Prélude et Mort d’Isolde, s’articulent autour du thème du désir, répété trois fois dans une atmosphère sombre et douloureuse avant l’explosion ultime. Cette musique sensuelle, saturée de passion, épouse idéalement le thème de la soirée.
Même si Salonen ne prendra officiellement ses fonctions de directeur musical de l’Orchestre de Paris et de titulaire de la chaire Création et Innovation qu’en septembre 2027, la fusion semble déjà totale. Sa gestuelle millimétrée guide les vagues sonores successives jusqu’à l’extase finale.
Mais le son du cor se prolonge, glissant sans rupture vers le Poème de l’extase d’Alexandre Scriabine, comme si les deux œuvres n’en formaient qu’une.
Scriabine, qui avait d’abord baptisé la pièce « quatrième symphonie » sous le titre de Poème orgiaque, la décrivait comme « un monologue avec les quatre couleurs les plus divines : délice, langueur, ivresse, volupté ». Peut-être pensait-il déjà à sa nouvelle muse, Tatiana.
Dans cet enchevêtrement thématique rappelant parfois Richard Strauss, le dialogue entre trompettes et violons attise cette tension sensuelle jusqu’au final flamboyant où les huit cors, la trompette solo, l’orgue et les percussions nous entraînent vers l’apothéose ultime.
Rarement un thème comme « Erotismes » aura été aussi magnifiquement incarné à la Philharmonie. Nous en avons pris plein les yeux et les oreilles, et on ne peut qu’en redemander. Chaque musicien, à son échelle, a contribué à rendre cette soirée parfaite et inoubliable.
Le 13 novembre 2015, des sauvages ont voulu, entre autres, tuer la musique, guidés par une prétendue idéologie. Dix ans plus tard, ce concert, comme tous ceux qui ont eu lieu à Paris et dans le monde, démontre avec éclat leur échec. Mais restons vigilants : la bête n’est pas morte. Hommage à toutes les victimes du 13 novembre 2015.
Photos: YB