C’est en quête de fraîcheur après un marathon couru dans les rues de Reykjavík qu’Eoin French pousse la porte de ce bar. Il y découvre quelques amis attablés qui lui présentent Ólafur Arnalds, leur compagnon de soirée. Cette rencontre fortuite marquera un tournant décisif dans l’existence de l’auteur-compositeur-interprète de Cork — un tournant qui, hélas, trouvera sa conclusion dans la tragédie.
En 2013, Eoin French adopte le nom de scène Talos — référence au colosse crétois de l’Antiquité — pour s’élancer dans une carrière solo après un bref passage au sein du groupe local Hush War Cry. Trois albums et quatre EP suffisent à l’établir comme une figure majeure de la scène indé électronique irlandaise. Ce qui frappe d’emblée à l’écoute de ses œuvres, c’est la qualité saisissante de sa voix : puissante tout en véhiculant une émotion à fleur de peau, maîtrisant avec grâce la technique du falsetto. Ses compositions magnifiques marient avec subtilité musique électronique ambient, chamber pop, synthpop et R&B alternatif. Il suffit d’écouter « Far out Dust » de l’album eponyme (2019) pour pénétrer dans son univers intemporel.
Attiré par l’Islande autant par ses collaborations que par la fascination qu’exerce ce pays, il y séjourne régulièrement. Déjà, son EP « Sun Divider » avait vu le jour en 2024 aux côtés d’Atli Örvarsson.
Son destin devait croiser celui d’Ólafur Arnalds, qui avait lui aussi ressenti l’atmosphère créatrice de Cork.
Cet auteur-compositeur-interprète islandais maîtrise avec virtuosité le piano, la guitare et la batterie. Tout au long de sa carrière, il s’est amusé à déconstruire les codes musicaux. Figure incontestée du mouvement post-minimaliste contemporain, il n’hésite pas à parsemer son œuvre de chansons. La petite perle « Particles (Island Songs VI) », co-composée et magnifiquement interprétée par Nanna Bryndís Hilmarsdóttir — grande dame de la scène islandaise —, en constitue un exemple éclatant. Parallèlement, il anime le duo Kiasmos aux côtés de Janus Rasmussen, devenu fer de lance de la musique électronique techno avec le second album « Kiasmos II ». Passionné par l’image, il compose également pour le cinéma et la télévision — Broadchurch, Surface —, sans oublier le duo SAGES créé avec la chanteuse vedette suédoise Loreen.
Depuis 2007, dix-sept albums jalonnent sa discographie, témoignant d’une recherche musicale perpétuelle. C’est cette soif d’exploration qui le pousse à s’installer temporairement à Cork pour collaborer avec plusieurs artistes locaux. Talos sera le premier et, finalement, le seul. Une osmose musicale naît immédiatement, rendant évidente aux deux hommes la nécessité de créer ensemble. Les rôles se répartissent naturellement : Óli pour la composition musicale, Eoin pour les textes, souvent dans un dialogue créatif commun.
Les enregistrements de « A Dawning » (Une aube) se déroulent entre Cork et le studio d’Ólafur à Reykjavik. L’influence de l’Irlande et de l’Islande imprègne cette ambiance à la fois mélancolique et optimiste qui traverse l’écoute, autant dans la musique que dans les paroles. En résulte un sentiment de douceur mêlée de force qui domine cet album hors normes.
« Il y a une défiance commune aux deux pays, une mentalité insulaire qui, je pense, résulte souvent de notre lutte pour préserver ce qui nous appartient en propre », confie Ólafur.
L’osmose musicale entre les deux artistes donne naissance à une œuvre intemporelle où la beauté des compositions tisse le fil conducteur d’un univers musical marqué par la mythologie de ces deux îles. L’album repose sur une production où Ólafur excelle, mêlant orchestration classique de cordes et sonorités électroniques proches de Kiasmos — sa signature artistique par excellence.
Viennent s’y greffer des chœurs, composés de la chanteuse folk de Galway Niamh Regan et du duo folk irlandais Ye Vagabonds, évoquant ces voix d’opéra qui répondent au soliste. Et puis il y a la voix de Talos, chargée d’une émotion intense ! On se laisse saisir par cette interprétation puisée aux tréfonds de l’âme irlandaise, à la fois en premier plan et parfaitement fondue dans l’orchestration.
Ces deux artistes ont créé une version contemporaine du lied par son esprit lyrique, tout en conservant une simplicité mélodique accessible à tous.
Tel un concept-album, les morceaux s’enchaînent dans une logique enveloppante. Il devient dès lors difficile de mettre en valeur une chanson plutôt qu’une autre. Citons, malgré tout, « Bedrock » où Sandrayati, artiste et compagne d’Ólafur, vient entrelacer sa voix : « Je pourrais être la montagne / Tu pourrais être la neige / Le palais des âmes indomptées / Nous a couverts d’or. » La voix de Talos, douce et fragile au début, se renforce au rythme de la montée orchestrale avant de s’achever dans un murmure qui suspend notre souffle.
« For Steph » est un instrumental écrit par Eoin pour son épouse, une ode à l’amour pour piano et cordes comme nous rêverions tous d’en composer pour notre bien-aimée — cette émotion à fleur de peau qui flotte au-dessus des notes. C’est peut-être la dernière déclaration d’amour musicale qu’il lui adressa.
L’album s’achève avec « We Didn’t Know We Were Ready », premier single, où les chœurs prennent une importance capitale : « Dans la nuit, nous chantions aux orages / Avant que l’aube n’apporte la paix / Pourquoi douter du soleil couchant ? / Nous ignorions que nous étions prêts / Les réponses gisaient à nos pieds / Briserons-nous la terre qui nous porte ? / Et si les rêves nous appartenaient vraiment ? / Et si le silence l’avait murmuré ? » Cette chanson, par sa composition et ses paroles poignantes, dresse un hymne à la mort et à la renaissance, nous apportant un réconfort ultime.
Seuls huit morceaux purent être enregistrés, mais leur densité est telle qu’une écoute en boucle s’impose pour commencer à capter leur richesse.
Lors d’un séjour à Reykjavík, Eoin doit se rendre à l’hôpital où lui est diagnostiqué un cancer en phase terminale. Il prend alors la décision de poursuivre son travail avec Óli. Dans leurs échanges, la mort devient un sujet de conversation. « Il ne se détournait jamais de tout cela », raconte Arnalds. « C’était très présent sur la table, sans rien de caché. Il n’y avait rien à éviter — c’était sa vie. (…) Naturellement, cela a intégré notre processus d’écriture. Je suis sûr que c’était un échappatoire en partie, mais c’était aussi une raison de vivre. » Il s’éteint en août 2024 à l’âge de trente-six ans.
Ólafur doit achever l’album seul — la partie orchestrale, prévue de longue date et enregistrée quelques jours après le départ de Talos, comme le mixage des titres.
Peut-on l’écouter aujourd’hui en faisant abstraction de ce contexte tragique ? Assurément non. Mais le message d’espoir porté par les paroles résonne comme un héritage d’Eoin aux nouvelles générations. Lorsqu’on affirme qu’un artiste survit à travers son œuvre, cette parole prend ici tout son sens.
Ólafur avoue avoir été transformé par cette épreuve : « Il y a beaucoup de choses dans l’industrie musicale pour lesquelles tu luttes : elles peuvent tourner autour du succès, de l’influence, ou même d’entreprises artistiques spécifiques comme la poursuite d’un son particulier. Mais tout cela relève encore de l’ego, d’une certaine manière. C’est singulier, car avec cet album, toute mon ambition s’est évanouie. Ce que j’ai appris, c’est que rien de tout cela n’a d’importance. Ceci — ce que j’ai partagé avec Eoin — voilà pourquoi on fait de la musique. Et je dois m’en souvenir. »
L’album est d’ores et déjà disponible chez tous les disquaires dignes de ce nom. Alors, comme à l’accoutumée, posez-le sur votre platine et laissez-vous emporter.
Photo de scène OPIA Festival, October 2023: Talos, Sandrayati, JFDR, Dustin O’Halloran, Ólafur Arnalds.
Credit: Maximilian König
Credit: Bríd O’ Donovan
Talos: Far Out Dust (2019)
Ólafur Arnalds: some kind of peace (2020)
Broadchurch (2015)
Kiasmos: II (2024)
SAGES: sur Youtube