Pour la dixième journée nationale de l’eczéma, une pièce de théâtre abordant le sujet sera présentée gratuitement au public ce samedi 1er juin. L’occasion pour Cult d’enquêter en profondeur sur les représentations culturelles de cette surface invisible et pourtant toujours-déjà-là qu’est la peau.
Deux mètres carrés à plat environ. « Je pense d’abord à sa superficie. C’est le premier organe du corps », nous dit Lara Pichet, metteuse en scène d’ Eczéma, à fleur de peau, lorsqu’on lui demande de définir la peau. « Ça nous recouvre de partout » : constat simple, vertigineux ou réconfortant. On la touche, on la voit plus ou moins, souvent sur le visage et les mains. On la sent, si l’on est atteints d’une maladie inflammatoire comme l’eczéma, et aux irritations s’ajoutent les regards insistants et les stigmates lorsque celle-ci est visible. La pièce de Lara Pichet, qui sera présentée le 1er juin à 14h au théâtre de la tour Eiffel, aborde ces « nombreux préjugés » : un sujet encore atypique, quelques années après l’émergence du « body positive ».
Ce mouvement prône l’acceptation de tous les corps, indépendamment de leur taille, forme, couleur, sexe ou capacités physiques. Amplifié par la globalisation des réseaux sociaux, puis récupéré par les grandes marques, on en retient des évolutions notables, des symboles : la mannequin plus-size Ashley Graham, ou des campagnes Dove plus inclusives. Englobant, le mouvement intègre aussi des revendications pour représenter davantage les peaux noires et âgées. Et les peaux marquées.
Le hashtag « skin positive » accompagne la tendance, les adeptes du self love choisissant de se montrer sans maquillage, la peau rougie, boutonneuse. Mais ces communautés #nofilter sont marginales, individualisées par quelques influenceurs, sur des plateformes dont l’essence est encore le contrôle de son image. En « top trend» au début de l’année 2024, avec 698 millions de vues sur TikTok, la clean girl aesthetic, littéralement « esthétique de la femme propre » vantait les peaux brillantes, glowy mais pas grasses, à l’inverse, on s’en doute, des peaux inégales, marquées, associées donc à un manque d’hygiène.
En dehors des tendances épidermiques sur les réseaux sociaux, les productions culturelles abordent timidement la question. Pour monter la pièce, l’équipe d’Eczéma, à fleur de peau, s’est appuyée sur les podcasts de l’Association Française de l’Eczéma, ainsi que sur les expériences de certains membres atteints par des problèmes cutanés. Nous demandons à Lara Pichet si elle s’est inspirée, confrontée à des personnages de fiction concernés par ces maladies, tirés du cinéma, de la littérature ou du théâtre, pour écrire la pièce. « Non, aucun », nous répond-elle.
Un dermatologue auquel Cult s’est adressé, maître de conférences des universités et hospitalier honoraire, nous cite un roman : dans Diane Lanster (1978), de Jean-Didier Wolfromm, le personnage principal est atteint d’une maladie de peau qui lui laisse des taches sombres et purulentes. Raphaël Vandenbussche, directeur de la photographie, dont le mémoire à la Fémis titrait pourtant en 2015 «La peau en cinéma numérique », admet lors d’un échange par mail que « rares sont les exemples » à l’écran de peaux marquées par la maladie. Il cite Réalité de Quentin Dupieux, mais « ça ne va pas très loin sur la ‘sensation de peau’ ».
Diane Bracco, hispaniste et spécialiste de cinéma à l’Université de Limoges, a dirigé Imaginaires cinématographiques de la peau. Elle évoque plusieurs références : Les nuits fauves de Cyril Collard, dans lequel la peau malade est celle du corps séropositif, Pieles d’Eduardo Casanova, Sauver ou périr de Frédéric Tellier, où Pierre Niney incarne un grand brûlé, ou la peau qui se corrompt dans Les yeux sans visage de Georges Franju, premier film d’horreur français. Sur l’eczéma, elle cite La ritournelle, une comédie française grand public qui met en scène les tourments d’un couple en Normandie, et dans laquelle Isabelle Huppert tente de soigner ses crises cutanées.
À travers ce corpus de références, peut-on caractériser une évolution globale de la représentation des peaux marquées au cinéma ? « Il est difficile de formuler des grandes affirmations, nous dit Diane Bracco. Tout dépend des aires culturelles, historiques considérées. Mais, où qu’elles soient, elles sont toujours conditionnées par les évolutions techniques. La peau pose des défis de photographie, de colorimétrie, d’étalonnage… a fortiori quand on parle de peaux de couleurs ».
Le passage de l’argentique au numérique est également un jalon. Raphaël Vandenbussche a choisi d’orienter son mémoire sur la peau « comme une évidence » : non seulement il était concerné par des coups de soleil fréquents, mais surtout, « à l’époque, en numérique, c’était rare de voir un film dont l’image de la peau paraissait juste. L’inconnu du lac venait juste de sortir. C’est une sensation difficile à obtenir. Désormais, avec les nouvelles caméras et la puissance de l’étalonnage, c’est plus simple ». Sur les techniques, il ajoute : « Le maquillage “peau malade” est encore un défi. La blancheur notamment. C’est aussi une attitude de l’acteur à trouver ».
L’ouvrage de Diane Bracco réunit des approches et aires spatio-temporelles différentes pour explorer la peau « dans sa dimension de limite, de surface, d’enveloppe, et montrer comment elle joue sur une dialectique du montré et du caché, du visible et de l’invisible ». Elle est aussi un lieu d’inscriptions : tatouages, cicatrices… et celles-ci mettent en jeu ce que l’on peut attendre d’une peau.
L’esthétique traditionnelle du cinéma hollywoodien « conventionnel et commercial », nous dit Bracco, est celle d’une peau « lissée et idéalisée », qui se fait « oublier » : une belle peau est une peau qui laisse voir un visage, un corps. Qui laisse voir, mais qui n’est pas vue. À l’inverse, le cinéma qui met en avant les aspérités, les textures, « met l’accent sur une forme de laideur, un terme que l’on doit interroger ». Des choix liés au dessein du réalisateur ou de la réalisatrice, et qui vont bien au-delà d’une apparence physique moche-belle.
Les avant-gardes cinématographiques dessinent une « poétique de la cruauté » en s’attachant au « grain, aux ombres, aux blessures, aux maladies », et celles ci « caractérisent les personnages autant que le jeu des acteurs et actrices », comme dans La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer (1927), cité par Raphaël Vandenbussche dans son mémoire. Les blockbusters font également de la peau un symbole choisi pour représenter leurs personnages, leur avenir ou moralité.
Hannibal Lecter (Le silence des agneaux) présente une alopécie, et Dark Vador (Star Wars), lorsqu’il est démasqué par son fils Luke, apparaît balafré, des cicatrices jusqu’au crâne. Les lésions dermatologiques apparaissent souvent lorsque le personnage passe du côté obscur de la force, « pour incarner une transformation à venir (réelle ou métaphorique)» (Raphaël Vandenbussche). Dans L’Exorciste, l’effrayante petite fille rousse ne change d’aspect cutané qu’après un jeu Ouija, qui marque le début de sa possession par le diable.
Une étude parue en 2017 dans la revue JAMA Dermatology observe que les dix « méchants » les plus célèbres du cinéma sont représentés à 60% avec des problèmes dermatologiques, contre 0% pour leurs dix homologues héros. On trouve notamment chez les villains des signes « d’alopécie, d’hyperpigmentation périorbitaire, de rhytides profondes sur le visage, de cicatrices, de verruca vulgaris, de rhinophyma». Les chercheurs concluent à une « tendance d’Hollywood à dépeindre la maladie de peau dans un contexte diabolisant ».
Que l’on définisse la peau comme une enveloppe, « comme un contenant unifiant, une barrière du psychisme nécessaire à la représentation du soi» (Diane Bracco), comme c’est le cas dans la métaphore psychanalytique du Moi-peau (Didier Anzieu), elle est toujours le pont entre « un corps interne et un corps externe » (expression d’Hélène Singer, citée par Diane Bracco). Elle lie le dedans au-dehors. Et le dehors serait un signe de ce qui se passe dedans : la peau donne-t-elle à voir bien plus qu’elle ne masque ?
Dans la fiction, une peau malade représente souvent l’absence de moralité du personnage ou ses tourments intérieurs. Cette dernière piste est adoptée par le réalisateur de La ritournelle, où Isabelle Huppert résout ses crises dermatologiques simultanément à ses crises de couple. Les causes exactes de l’eczéma atopique sont encore inconnues, pourtant la croyance en la peau comme « miroir de l’âme » est très répandue.
Et cela a des échos bien réels : dans La peau (2020), Sergio del Molino raconte que, déjà, « Les fanatiques de Qumrân [NDLR : référence à la communauté des esséniens, dont on suppose qu’ils sont à l’origine des Manuscrits de la mer Morte, ou manuscrits du Qumrân] croyaient qu’un malade présentant des plaies ou des marques n’était pas digne d’être appelé humain ou appartenait à cette partie corrompue de l’humanité, qui se sépare de son corps principal comme les lambeaux d’un lépreux se détachent de sa chair ». Plus récemment, le dermatologue avec qui nous nous sommes entretenus et qui a souhaité rester anonyme évoquait l’exemple des albinos persécutés en Tanzanie, eux aussi considérés comme des exclus de l’humanité, mais cette fois pour les attributs magiques qui leur sont prêtés. Persécutés, mutilés, les morceaux de leur chair sont vendus à prix d’or dans des remèdes fantasmagoriques.
Moins sanglant, un débat esthétique millénaire expose cette thèse du « miroir [cutané] de l’âme ». Dans le Chef-d’œuvre inconnu (1837), Honoré de Balzac imagine une conversation entre le peintre Porbus et Frenhofer, le grand maître. Ce dernier observe une œuvre du peintre, et dit : « Non, mon ami, le sang ne court pas sous cette peau d’ivoire, l’existence ne gonfle pas de sa rosée de pourpre les veines et les fibrilles qui s’entrelacent en réseaux sous la transparence ambrée des tempes et de la poitrine. […] Tu n’as pu souffler qu’une portion de ton âme à ton œuvre chérie ». Si la nouvelle soulève un débat sur le rôle de l’art, entre imitation et affirmation de la vision de l’artiste, c’est sur la peau que se porte la critique. C’est elle qui dit la vie.
Ou la mort : « Chaque jour, dit Jean Cocteau, je vois la mort à l’œuvre dans le miroir » (1993). Parce que la peau comme lieu d’inscription du temps, des blessures, est un signe visible de notre vulnérabilité en tant qu’humain, indépendamment des tourments individuels, psychologiques ou moraux qui peuvent nous mouvoir, elle est aussi le terrain de l’intersubjectivité.
Tissu, surface, la peau n’est pas superficielle. Elle permet d’envisager l’autre. Dire familièrement d’une personne qu’elle est « mal dans sa peau », ce n’est pas « mal sous sa peau ». On comprend alors la phrase de Valéry, « Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau ». Contre les trompeuses profondeurs de la subjectivité, penser à partir de la surface serait alors la base d’une relation éthique à autrui, comme le suggère Pierre Le Coz.
Même lorsqu’elle n’est pas éthique, voire franchement morbide, la relation à autrui est nécessairement conditionnée par l’existence de la peau. Celle-ci est au cœur d’Acide de Victor Dumiot, un roman publié en 2023 qui raconte l’histoire de Camille, victime d’une défiguration à l’acide un soir à la station Jussieu, et Julien, qui tombe par hasard sur la vidéo de l’agression et devient obsédé par ces images. Le mot «peau» apparaît en moyenne toutes les deux pages. Il la définit avant tout comme « un espace de contact, qu’il soit plaisant -sensuel ou érotique- ou douloureux, deux activations des sensations que l’on peut avoir au travers de la peau, un matériau sensible et actif, une matière vivante ».
Si la peau enrobe, « elle se laisse aussi enrober », par des constructions culturelles, politiques, érotiques, et même métaphysiques. Ce à différents niveaux : le préjugé de contagion pour l’eczéma par exemple, la hiérarchisation raciste des couleurs de peaux ou le sexisme qui attribue plus d’importance au visage d’une femme, objet de tentation. En prenant l’extrême exemple qu’est la défiguration, Victor Dumiot interroge ce qui relève de notre humanité, « et donc du monstrueux ».
Pour lui, « à une époque où l’octroi d’un statut à autrui est à ce point superficiel, et passe par le rapport à l’apparence, avec la reconnaissance faciale ou la pratique dictatoriale du selfie par exemple, le visage, la peau est omniprésente. Mais elle est aussi feinte : la peau s’est effacée derrière un masque appauvrissant, celui de l’image. Par une fausse parenté, on nous laisse croire que la peau est, comme l’image, superficielle ».
La #skin neutrality, successeure du body positive déclinant, promeut « l’adoption d’une attitude neutre à l’égard de sa peau, la reconnaissance qu’elle ne définit pas la valeur d’une personne ». S’il est judicieux de se détacher des stéréotypes visant l’aspect imparfait de la peau, le risque n’est-il pas la négligence de cet organe fondamental, lui jamais neutre, de ses sensations et de toutes les significations dont il est investi ? Et surtout : quand les influenceurs.euses se saisissent de la tendance, même bienveillant.e.s et au naturel, est-il question de peaux ou d’images ?
(c) Netflix France, Photogramme du film d’Eduardo Casanova (2017), Pieles