Nicolas Stavy et le Quatuor Psophos bouclent le festival « Postérité de Chostakovitch » en beauté

Quatuor n° 15 op. 144

Introduisant le dernier quatuor de Chostakovitch, Irina Kataeva retrace l’histoire de sa composition en mai 1974 depuis son lit d’hôpital, avant de conclure, visiblement émue : « Nous avons besoin de cette musique. Chostakovitch a la capacité de vous dire ce que vous êtes ».

Le Quatuor n° 15 est l’une des œuvres les plus douloureuses de Chostakovitch, plus déchirante encore que le n° 8 et plus dissonante que le n° 14. Cette œuvre d’adieu, d’une insondable et terrifiante tristesse, ne porte pas de dédicace. Contrairement à tous les autres quatuors de Chostakovitch, le n° 15 consiste uniquement en des mouvements lents. Six Adagios intitulés Élégie, Sérénade, Intermezzo, Nocturne, Marche funèbre et Épilogue d’une durée de trente-six minutes s’enchaînent sans pause. Dans Music for Silenced Voices, la critique américaine Wendy Lesser relate la consigne que Chostakovitch aurait donnée aux musiciens du Quatuor Beethoven pour l’Élégie, le premier mouvement solennel et répétitif d’une douzaine de minutes : « Jouez-le de telle sorte que les mouches tombent raides mortes en plein vol et que le public commence à quitter la salle par pur ennui ».

Le Quatuor Psophos est fondé en 1997 au Conservatoire National Supérieur de Musique de Lyon et lauréat de nombreux prix internationaux, parmi lesquels Osaka, Florence, Londres, mais aussi le 1er Grand Prix du Concours international de Quatuors à cordes de Bordeaux, la sélection par la prestigieuse New Generation Artist de la BBC et la nomination aux Victoires de la musique. Mathilde Borsarello Herrmann (premier violon), Bleuenn Le Maitre (deuxième violon), Cécile Grassi (alto) et Guillaume Martigné (violoncelle) ont attaqué l’Élégie avec beaucoup d’émotion et un son profond et enveloppant. Évoquant la finalité de toute chose, les musiciens invitent les auditeurs – non pas à quitter la salle par ennui, loin de là ! – mais à plonger dans la contemplation dans une ambiance de tristesse sans angoisse et d’adieux sans regrets.

La Sérenade qui s’ouvre dans une séquence de crescendos bourdonnants, telle la plaie biblique des sauterelles, interrompt la contemplation avec les coups d’archet longs, durs, de plus en plus forts qui créent un sentiment de colère, de frustration et de résistance qui se poursuit dans le court Intermezzo. Les musiciens du Quatuor Psophos ne font aucune économie d’énergie pour nous livrer une performance convaincante de ces crescendos lancinants au milieu desquels l’étrange solo du premier violon ressort avec une poignante force, empreinte de nostalgie. Le Nocturne est le mouvement le plus lyrique, porté par le motif ravissant et éthéré de l’alto, accompagné par le deuxième violon et le violoncelle. L’ambiance rêveuse et élégiaque revêt une urgence intense d’une séparation redoutée à la fin d’une nuit blanche. La Marche funèbre qui suit ressemble moins à une procession ordonnée derrière le cercueil qu’à une succession de discours funéraires, ponctués par des larmes, des cris, et des éclats de fou rire. Tels les quatre cavaliers de l’apocalypse, l’Épilogue arrive sur une nappe de vrombissements qui s’approche inéluctablement et sans hâte et se termine sans résolution ni consolation.

Quintette avec piano en sol mineur, op. 57

L’Aria op. 9  de Weinberg conclut cette première partie de la soirée, avant de passer au Quintette avec piano op. 57, la dernière œuvre de ce weekend consacré à Chostakovitch. Le pianiste Nicolas Stavy, qui vient de sortir le disque très attendu consacré à Alfred Schnittke chez BIS, rejoint la scène pour jouer ce quintette immensément populaire que Chostakovitch a écrit en 1940.

Après le succès de la Symphonie n° 5, œuvre qui lui a fait regagner les faveurs du régime après la débâcle de Lady Macbeth de Mtsensk en 1936, Chostakovitch compose le Quatuor à cordes n° 1 pour le Quatuor Glazunov en 1938. Il a eu l’idée d’écrire un quintette pour pouvoir jouer et partir en tournée avec eux. « Les Glazunov et le Beethoven ne pourront plus se passer de moi maintenant », écrit-il à son ami Isaac Glikman. « Je vais pouvoir voir le monde ». Chostakovitch termine la composition de son Quintette avec piano en septembre 1940, quelques mois avant l’attaque nazie contre l’Union soviétique en juin 1941. Le Quintette connaît un succès immédiat et apportera à Chostakovitch son premier Prix Staline.

Après une énergique ouverture par Stavy, le Quatuor Psophos attaque le Prélude avec un beau mordant. Les cordes créent une atmosphère étrange et aérienne dans la Fugue. On s’imagine traverser un champ désolé et recouvert de givre, lorsque le piano se joint aux cordes timidement, tel un faon au bord de la lisière. Au fur et à mesure que le mouvement progresse, le piano s’impose sans pour autant perturber le parfait équilibre avec les cordes. Le Scherzo pétulant et dansant à la manière des Ländler fait écho au Quatuor à cordes n° 1 et à la Symphonie n° 6, alors que l’Intermezzo évoque la musique baroque et rend hommage à Bach et Grieg. Le Finale, charmant, enjoué et caressant comme une berceuse. Nicolas Stavy et les musiciens du Quatuor Psophos nous offrent une belle interprétation, équilibrée, joyeuse et lumineuse, de cette composition aussi solaire et transparente qu’une œuvre de Chostakovitch puisse l’être.

Des applaudissements soutenus accueilleront les artistes et les organisateurs de ce festival Chostakovitch, unique dans la série d’hommages au compositeur, à la fois par sa programmation réfléchie et audacieuse que par les introductions didactiques et attachantes d’Irina Kataeva, mais aussi par une rare et égale excellence d’interprétation. On ne peut que souhaiter la pérennisation d’un festival Chostakovitch de cette qualité en France. Bravo et merci !