La soirée tenait de l’alignement des planètes musicales : la présence de la pianiste légendaire, le Rotterdam Philharmonic Orchestra sous la direction de Lahav Shani, le Concerto pour piano de Schumann et l’acoustique de la salle Boulez. Le public ne s’est pas trompé en ovationnant pendant plus de dix minutes : il venait de vivre un évènement exceptionnel.
Le nom de Argerich est aujourd’hui inséparable à jamais de Robert Schumann, au même titre d’une Clara Schumann, à qui on a souvent tendance à la rapprocher par leur côté pianistes prodiges, passionnées et libres.
Elle n’est pas une « schumannienne » dans le sens où, à l’instar d’un Glenn Gould pour Bach ou d’un Vladimir Ashkenazy pour Rachmaninov, elle viserait l’intégrale ; mais elle va aller choisir quelques œuvres dont elle va totalement s’imprégner jusqu’à atteindre la perfection.
Son interprétation légendaire de Kinderszenen (Scènes d’enfants) en est un exemple parfait. Son enregistrement légendaire de 1984 est considéré comme un des sommets de sa carrière discographique.
Et, bien sûr, il y a le concerto pour piano.
Pour Lahav Shani, il n’y avait eu aucune hésitation à revenir à la Philharmonie, après l’interruption dont avait été victime l’orchestre national d’Israël qu’il dirigeait le 6 novembre. Un collectif propalestinien avait lancé des fumigènes dans une salle où il y avait des femmes et des enfants, provoquant un début de panique, rapidement maitrisé.
Son remplacement n’avait pas été envisagé, car, comme l’ont souligné les organisateurs, « elle compromettrait la tenue d’un concert de Martha Argerich qui refuse d’être dirigée par quelqu’un d’autre ».
Alors il y eut un cordon de policiers à l’extérieur du bâtiment et une fouille très sérieuse à l’intérieur. Mais tout cela s’est déroulé efficacement et sans encombre, et nul incident ne fut à déplorer.
Ce jeune chef de 36 ans affiche déjà un parcours hors normes ainsi qu’une carrière de pianiste soliste. Il dirige l’Orchestre philharmonique d’Israël et rejoindra en 2026 le Münchner Philharmoniker. Il est invité sur une liste impressionnante d’orchestres de par le monde et se produit également en duo avec Martha Argerich.
Même si Schumann a été celui qui a révélé Brahms, notamment via son fameux article Neue Bahnen en 1853, ils ne se sont connus que six mois avant que Robert soit interné jusqu’à sa mort.
Par contre Johannes fut le seul à le visiter régulièrement jusqu’à sa fin , et l’on connait les liens qui, par la suite, l’unirent à Clara.
Ce soir, l’ombre de Beethoven planait sur la Philharmonie, car même si le lien avec le Maître est différent pour ces deux compositeurs : filiation libre, poétique et transformée pour Schumann ; filiation consciente, assumée, presque « officialisée » pour Brahms.
La succession du concerto pour piano de Schumann par la symphonie n°2, dans le programme de cette soirée, fut donc totalement naturelle, comme issues de la même âme.
Lorsque Martha arriva au bras de son chef d’orchestre, nous fûmes impressionnés par sa fragilité apparente, tant de fois perturbée par la maladie.
Mais dès le moment où elle ajusta son siège, on sentit un dôme puissant se créer entre elle et l’orchestre et persister jusqu’à la fin de l’œuvre.
Le concerto pour piano en la mineur, op. 54 constitue une œuvre emblématique dans son répertoire. Elle l’a joué sous la direction de chefs majeurs : Claudio Abbado, Charles Dutoit, Riccardo Chailly et Kirill Kondrachine, dont l’enregistrement de 1971 reste considéré comme une référence absolue. Ce soir, elle l’interprète dirigée par Lahav et la complicité fusionnelle entre les deux artistes rend exceptionnelle l’interprétation de l’œuvre.
L’histoire de sa composition par Schumann donne un aspect particulier au concerto. Dès la fantaisie, nous sommes frappés par « l’enchevêtrement » du piano dans l’orchestre. Martha nous fait oublier ses qualités techniques légendaires pour nous faire toucher la grâce de cette composition. Même dans la cadence solo, à la fin de ce mouvement, sa virtuosité est presque contenue pour mettre en avant la sensibilité et le romantisme du compositeur.
Comme l’écrivait le Washington Post : « Elle joue du piano avec brio, avec férocité et, peut-être, mieux que quiconque sur Terre ». Ce soir, dans la salle, personne n’aurait pu contredire cette affirmation.
Ce qui justifia une standing ovation de près de dix minutes, au cours de laquelle elle nous offrit un cadeau de Noël avant l’heure avec « Kinderszenen, Opus 15 : N°1 », un pur instant de lévitation de toute la salle.
En fermant théâtralement l’abattant de son piano, elle mit fin à nos rêves d’un second rappel.
Juste le temps d’enlever le piano et, sans entracte, Lahav Shani et l’orchestre de Rotterdam enchainèrent avec la Symphonie n°2 en ré majeur op. 73 de Brahms.
Comme une suite logique de Schumann, on retrouve un motif initial de trois notes (ré–do#–ré) qui apparaît sous d’innombrables formes et imprègne toute la symphonie. Brahms est parfois vu comme « un héritier direct du romantisme intérieur de Schumann », et la comparaison entre ces deux œuvres est souvent utilisée pour illustrer ce continuum.
L’énergie de Lahav et de son magnifique orchestre permet d’apprécier la beauté « pastorale » de cette œuvre. En jouant sur la délicatesse et la puissance, ils mettent en valeur son actualité.
L’ovation du public, presque à la mesure de la précédente, permit de remercier toute cette formation pour la qualité de la prestation pendant toute cette soirée.
La Philharmonie de Paris nous a permis, une nouvelle fois, d’assister à un concert exceptionnel.
Les mesures de sécurité, déployées pour que nul nouvel incident ne se produise, n’ont en rien perturbé le public qui s’était précipité pour cet évènement.
Ce moment de grâce restera gravé dans les mémoires comme un sommet musical dont nul ne saurait nous priver, pour quelque raison que ce soit.
À la fin, la musique gagne toujours.
Photos YB
Remerciements: Eglantine Jouanny, Philippe Provensal