« Malgré toute ma rage » de Jérémy Fel : Décadence des élites

Pour fêter la fin du lycée, quoi de mieux qu’un petit voyage entre copines, loin des familles ? Pour Juliette, Chloé, Manon et Thaïs, toutes étudiantes au prestigieux lycée Henri IV, Londres ou Le Grau-du-Roi ne les intéressent pas. Objectif : Cap Town. Pourtant, conscientes de la violence endémique présente en Afrique du Sud, les quatre filles font du tourisme, mais la réalité les rattrape vite. Après avoir été carjackées, la descente aux enfers se poursuit : Manon disparaît, avant que l’on ne retrouve son cadavre carbonisé quelque temps après, au fond d’une cave. La douleur fait place à la colère des parents de Manon : l’enquête menée par la police sud-africaine ne menant à rien de convaincant, le père de Manon choisit de prendre les choses en main.

Si la trame classique pourrait déboucher sur un roman de Deon Meyer, le maître du polar sud-africain, il n’en est rien chez Jérémy Fel. Plutôt que de se concentrer sur l’enquête, l’auteur de Helena ausculte les proches de Manon. Car cette dernière n’est pas n’importe qui, mais la fille d’un des plus grands éditeurs parisiens. Et Jérémy Fel de se complaire dans la description d’une bourgeoisie viciée, porteuse d’un mal profond, transmettant la violence de génération en génération (on pense autant à Millénium qu’à certaines récentes affaires sordides qui ont secoué le milieu littéraire et intellectuel).

Découpé en sept chapitres (la parole est donnée à Chloé, à la mère, au père et au frère de Manon, à l’inspecteur sud-africain, à Manon elle-même et à Thaïs), Malgré toute ma rage se construit sur un rythme intense grâce à des phrases simples et un crescendo dans l’horreur et les révélations. Parsemant son livre de quelques références cinématographiques (Scream de Wes Craven, Suspiria de Dario Argento, Blow Out et Pulsions de Brian De Palma…), Jérémy Fel inscrit son livre dans l’horreur quotidienne, celle qui se tapit derrière les volets clos des appartements haussmanniens du sixième arrondissement parisien.

« Alors que nous végétions au lit, Colin m’a appris que, selon Platon, n’importe quel homme qui porterait à son doigt l’anneau rendant invisible tuerait aussitôt son voisin et violerait sa femme. L’homme n’agit de manière juste seulement parce qu’il craint la répression pénale. C’est en grande partie pour cette raison que nos sociétés se sont construites. Nos ancêtres de la préhistoire ne s’embêtaient pas avec les lois et la morale, ils massacraient leurs congénères au gré des envies et des nécessités, sans risque le moindre châtiment, comme c’est d’ailleurs le cas pour le reste des espèces animales qui vivent en liberté sur cette planète. Les chiens qui aboieront le plus fort seront ceux qui régneront. Si nous restions à l’état d’enfants, nous passerions notre temps à nous entre-tuer. »

Malgré toute ma rage, Jérémy FEL, Editions Rivages, 512 pages, 23 euros