Maître Clémentine Normand-Lévy : « La radio est la branche la plus sceptique quant au projet d’holding de l’audiovisuel public »

À quel moment de votre carrière avez-vous été amenée à croiser et à anticiper ce projet de holding « France Médias » ?

Mon activité est particulièrement axée sur la production audiovisuelle depuis 2008, les relations des producteurs audiovisuels avec France Télévisions sont structurantes de leur activité et tout changement dans les engagements du diffuseur public envers la production indépendante par exemple a des impacts concrets sur le secteur, aussi les lois affectant son organisation sont toujours étudiées de près.

Quelle est la date de lancement et la question principale à l’origine du projet ? Combien de fois a-t-il été repoussé ?

La réforme de l’audiovisuel public est un projet qui est envisagé depuis une dizaine d’années. Un rapport de 2015 de la commission de la culture et de la commission des finances du Sénat portait déjà sur les conditions de financement de l’audiovisuel public.

Un premier projet de loi relative au projet de création d’une holding de l’audiovisuel public avait émergé le 5 décembre 2019. Le cœur de la démarche avait pour but de déterminer la manière dont les sociétés de l’audiovisuel public pourraient être placées en mesure de résister à la forte concurrence créée par les transformations du paysage médiatique et des modes de consommation de contenus audiovisuels par le public depuis ces dernières années, notamment avec l’arrivée des plateformes américaines telles que Youtube ou encore Netflix, Disney+ et Amazon Prime et face aux chaînes télévisées privées. Après avoir envisagé des fusions qui rencontraient évidement de nombreuses oppositions, la création de cette holding apparait assez naturellement comme un moyen de permettre aux entreprises de l’audiovisuel public d’unir leurs forces, pour conserver, et même récupérer, leur public.

La réforme a été repoussée plusieurs fois. Le projet loi de 2019 n’a pu être étudié et ni voté en raison de la crise sanitaire du Covid-19 et elle a donc été mis de côté. En 2023, le sénateur Laurent Lafont a déposé une proposition de loi qui est celle qui est actuellement en cours d’examen. Entre 2023 et aujourd’hui, la proposition de loi aurait dû être examinée par le Parlement mais l’instabilité gouvernementale causée par les dissolutions a entravé cet examen.

Pourquoi avoir choisi la forme juridique de la holding ? Que permet-elle concrètement ?

La holding permet de créer des synergies, de créer une coopération renforcée et d’optimiser les coûts des différentes structures, tout en conservant l’indépendance de chaque filiale et son autonomie ; c’est-à-dire que chaque entité demeure libre de conserver sa propre organisation interne, ses propres missions distinctes et indépendantes de celles des autres entreprises, ainsi que ses lignes éditoriales propres, ce qui n’aurait pas été le cas si la voie de la fusion des entreprises de l’audiovisuel public avait été privilégiée. Les opposant•es au projet craignent l’uniformisation des lignes éditoriales de chaque entreprise, au détriment du public. D’autres craignent également un alourdissement de la structure et une augmentation des coûts de fonctionnement  au détriment des antennes.

Existe-t-elle dans d’autres types de sociétés du secteur public ? Le modèle s’inspire-t-il d’exemples européens ?

Il y a effectivement des modèles européens similaires à celui envisagé concernant la holding pour la France. Au Royaume-Uni, la BBC regroupe une série de sociétés interconnectées dont la gouvernance est centralisée. En Espagne, la RTVE est constituée d’une seule et unique entité juridique mais répartit son activité en différentes branches : branche TV, branche radio, branche digitale etc. Sur le même schéma que RTVE, il y a également RAI en Italie.

Quel rôle ce modèle pourrait-il jouer pour aider les médias à s’adapter aux grands bouleversements du modèle publicitaire audiovisuel traditionnel ? Quelles économies de coûts permet-il d’envisager ?

La holding pourrait permettre de mettre en place de nouvelles sources de revenus pour l’audiovisuel public, par exemple on pourrait penser à la VOD payante pour accéder à certains contenus de chaque filiale, elle pourrait également mettre en place un modèle commun de revenus par espaces publicitaires numériques sur les sites internet de ses filiales.

Concernant les économies de coût, la création de la holding vise en effet à optimiser les coûts et dépenses. Par exemple, au lieu de dupliquer des équipes de vente d’espaces publicitaires, un seul et unique service unifié pourrait centraliser ces ventes pour toutes les filiales. Cela permettrait de mieux négocier avec les annonceurs et d’optimiser la vente des espaces publicitaires notamment afin d’avoir un pouvoir de négociation renforcé par le poids des filiales réunies et non prises individuellement.

Toutefois pour lutter contre les géants américains, un modèle européen semblerait plus adapté, la holding pourrait en être une première étape.

Quelles entités seraient intégrées ou non dans le groupe, selon quels critères et quels choix stratégiques ?

Les entités qui seraient incluses dans la holding seraient France Télévisions, Radio France, France Médias Monde et l’INA. Concernant, France Médias Monde toutefois la question est ouverte et la Ministre de la Culture a indiqué que l’inclusion de France Médias Monde sera tranchée au cours des débats parlementaires. Arte et TV5 Monde n’en feraient pas partie.

TV5Monde, Arte, et France Médias Monde ont des missions internationales très marquées et la conservation de leur indépendance éditoriale est un enjeu majeur. Le fait d’intégrer ces structures dans une holding principalement orientée vers le marché français pourrait diluer leur mission spécifique à l’international. C’est pour ça que l’intégration de France Médias Monde (FFM) a longtemps été écartée et n’est pas encore complétement entérinée. De plus, Arte et TV5 Monde sont des sociétés dont la structure juridique est plus complexe car rattachée à d’autres pays étrangers, leur inclusion dans la holding est en cela grandement complexifiée ce qui est probablement une des raisons pour lesquelles elles n’ont jamais été envisagées dans la holding.

En mai dernier, le projet a suscité de vives résistances sociales parmi les salarié•es des médias concernés. Comment expliquez-vous cela ?

Certains salarié•es de l’audiovisuel public craignent que cette holding ne porte atteinte à l’indépendance de chacune des sociétés car elles auront un dirigeant commun et unique. Les salarié•es de Radio France craignent que la fusion de la radio et la télévision entraine une « invisibilisation » de la radio car les efforts seront selon eux portés sur la télévision qui est plus suivie que la radio. Ils craignent également une déstabilisation des médias publics à l’heure où la stabilité est plus que nécessaire afin de permettre aux médias d’identifier et de lutter contre les fakes news et les deep fakes notamment générés par l’intelligence artificielle. De manière plus générale, il me semble que les salarié•es de l’audiovisuel public estiment que l’audiovisuel fonctionne bien tel qu’il est actuellement structuré, que les contenus produits sont de qualité et attractif et qu’il n’est nul besoin de reformer un système qui fonctionne.

Quel est le rôle exact de Laurence Bloch dans sa « mission d’accompagnement » et quel impact pourrait avoir la détermination affichée de l’actuelle ministre de la Culture ?

Le rôle de Laurence Bloch est de contribuer à la réflexion sur la mise en place de la holding, de rechercher les modalités concrètes de mise en place de la coordination entre les entreprises publiques de l’audiovisuel et de renforcement de la visibilité de l’audiovisuel public dans le cadre de cette holding. Elle sera ainsi à même de préparer l’ensemble des débats parlementaires qui auront lieu sur cette proposition de loi afin de la mener à terme. Son passé de directrice des antennes de Radio France la positionne comme experte, particulièrement vis-à-vis de la branche la plus sceptique quant au projet d’holding.

La détermination affichée de l’actuelle ministre de la Culture permettra de maintenir le projet de réforme au coeur de l’actualité et sur l’agenda parlementaire afin qu’il ne soit plus délaissé comme il a déjà pu l’être à de nombreuses reprises. Toutefois, malgré cette volonté appuyée, de nombreuses actualités sont susceptibles de repousser le vote de la réforme.

Quelles sont les prochaines grandes échéances attendues pour ce projet ?

Concernant les prochaines échéances, la réforme devrait être discutée en séance publique par l’Assemblée Nationale le 10 avril 2025. La Ministre de la Culture a pour objectif qu’elle soit adoptée d’ici l’été 2025. Le projet de holding n’est toutefois pas le seul article de la proposition de loi à l’étude qui comporte d’autres enjeux pour le secteur de l’audiovisuel.