À Loos-en-Gohelle, nous avons assisté à la première représentation de « L’usage de la peur » une création collective de Rémi Fortin, Adèle Gascuel et Simon Gauchet.
C’est à la Fabrique de Culture Commune, co-producteur de la pièce, que s’est déroulé le lancement. Le lieu porte une mémoire forte : ancien complexe minier, la scène se situe précisément là où se trouvaient autrefois les douches communes des mineurs. Les carreaux de faïence, les tuyaux et les crochets subsistent encore, traces concrètes d’un passé ouvrier qui dialogue avec la fiction théâtrale. Dans cette atmosphère à la fois brute et chargée d’histoire, nous avons pris place au Conservatoire des émotions.
Nous sommes accueilli.e.s par deux personnages hauts en couleur, Albert et Gustave, conférenciers du Conservatoire. Dans ce monde futuriste, une menace étrange plane : les émotions disparaissent progressivement. Après l’acédie et l’indignation, c’est désormais la peur qui semble vouée à l’oubli.
À travers diverses expériences et questionnements, nous étudions de près ce phénomène, relevant autant de la chair de poule que du coup de foudre. Guidé.e.s par les deux chercheurs, nous passons d’expériences farfelues à des réflexions plus sérieuses, cherchant à comprendre ce qu’est la peur et ce que son absence signifierait pour l’humanité. Le spectateur oscille sans cesse entre conférence, démonstration burlesque et expérience sensible.
Albert et Gustave ont des allures de savants fous. Leurs gestes maladroits, leur sérieux exagéré et leur comique de situation rappellent le burlesque de Buster Keaton. Leur ambition est avant tout de comprendre et de faire résonner, avec leur public, des préoccupations qui ne sont peut-être pas si éloignées de notre réalité.
Grâce à un grand nombre d’accessoires scéniques, le spectateur n’a pas le temps de s’ennuyer : gags hérités du cinéma muet ou effets plus cartoonesques s’enchaînent. La dramaturgie, volontairement ambivalente, oscille entre un nœud narratif inquiétant, à l’image de son sujet, et un traitement humoristique qui permet de maintenir l’attention. On rit de leurs maladresses, mais derrière l’humour se cache une vraie gravité : que devient une société sans émotions ? Que reste-t-il d’humain si l’on efface la peur, la colère ou l’indignation ?
Lauréat du Prix Impatience 2022, L’usage de la peur imagine une rééducation contemporaine à la peur, sous toutes ses coutures. Du traumatisme intergénérationnel découvert grâce aux souris, jusqu’à une analyse détournée du film Les Oiseaux, la pièce connaît bien son sujet. Avec humour mais aussi inquiétude, elle pointe les dérives d’une société qui néglige ou rejette les émotions. La mise en scène, riche et pédagogique, permet de transmettre en douceur des informations parfois sensibles.
Au-delà de la peur, d’autres émotions menacées sont évoquées. Leur disparition interroge notre société contemporaine, souvent marquée par le contrôle, l’anesthésie et la rationalisation des affects. L’usage de la peur rappelle que nos émotions, loin d’être des faiblesses, sont des forces vitales. La peur, en particulier, nous protège autant qu’elle nous dérange. Elle nous relie à nos souvenirs, à nos instincts, mais aussi aux autres. Ces détours donnent au spectacle sa richesse : on rit, on réfléchit, parfois on frissonne.
La peur n’est pas traitée comme un simple sujet d’étude, mais comme un phénomène vivant, à éprouver avec le corps autant qu’avec l’esprit.
Avec cette création, la compagnie Passage d’animaux sauvages propose un théâtre original, drôle et inquiétant, à la frontière de la conférence et du laboratoire. Une pièce qui explore ce que nous perdons lorsque nous refoulons nos émotions.
Nous vous recommandons vivement cette création interactive, présentée du 12 au 22 novembre 2025 au Théâtre Public de Montreuil, puis en tournée du 5 au 7 février 2026, au Théâtre -Sénart et du 10 au 12 février 2026 à La rose des vents, à Villeneuve d’Ascq.
Visuel : © Cie Passage d’Animaux sauvages