Le collectif Bajour présentait ce mois de décembre au Théâtre Public de Montreuil sa nouvelle pièce : L’Éclipse. Une épopée adolescente recréée à l’aide d’une interprétation chorale, feuilleton sensible d’une jeunesse d’une autre époque traitée sur le mode du flashback.
Nirvana et Britney Spears : dans ce grand-écart musical de la culture musicale pop américaine, comme une parenthèse ouvrante et une parenthèse fermante, on peut inscrire l’adolescence de celles et ceux qui la traversèrent dans les années 1990. Mais si L’Éclipse s’était réduite à cela, une madeleine de Proust pour une génération bien définie, elle n’aurait que peu d’intérêt en temps qu’objet théâtral. Aussi le collectif a-t-il eu l’intelligence de ne pas se laisser enfermer dans les repères temporels qu’il avait semés : il s’agit ici, avant tout, d’explorer avec sensibilité la période formative de l’adolescence, d’en convoquer les élans et les tempêtes, les maladresses touchantes et les espoirs fous et magnifiques. Cela donne lieu à beaucoup de scènes réalistes, mais aussi à quelques images belles et fortes quand la mise en scène crée des parenthèses enchantées qui s’en éloignent. Les allers-retours entre passé et présent, entre le groupe des élèves et le groupe des enseignants, rythment la pièce avec un sens de la construction consommé.
A l’aide d’une mise en abîme passant par un artifice du type « On s’était dit rendez-vous dans 20 ans », la narration se permet en effet quelques incursions du présent qui sont autant d’occasions de mesurer le décalage entre deux époques et entre deux mondes : l’adolescence et le 20e siècle d’un côté, avec ses tabous et ses valeurs qui ont déjà pris un sacré coup de vieux, l’âge adulte et le 21e siècle de l’autre côté, où une partie de ce qui n’était pas autorisé 20 ans plus tôt peut trouver à éclore. Les comédien·nes sont formidables de justesse, entre révolte et fragilité, et naviguent avec aisance entre le registre d’un humour qui n’est pas dénué de tendresse – largement dominant – et un registre plus pathétique – qui vient équilibrer le récit par petites doses.
Au-delà de la valeur nostalgique de la pièce, pour celles et ceux pour qui elle constitue un rappel d’une période (assez) longtemps révolue, elle semble avoir une actualité vivante pour celles et ceux qui en sont beaucoup plus proches et qui, dans la salle, réagissent très positivement au portrait d’une autre jeunesse, qui se battait avec d’autres armes contre les mêmes difficultés. On peut tout de même rester un peu sur sa faim devant cet objet qui serait une sorte de Hartley, cœurs à vif – pour prendre une référence des années 90 qui fait maintenant l’objet d’un remake très années 2020 – condensé en deux heures sur une scène de théâtre : pour touché·e que l’on soit par les états d’âme et les déboires amicaux et amoureux des personnages, on traverse une représentation d’une durée conséquente qui ne réussit pas vraiment à proposer beaucoup plus de consistance.
Certes, il y a une représentation intéressante de l’abus de pouvoir, de l’emprise, de la violence instituée dans le personnage – un peu caricatural – du professeur de danse. Mais le thème des violences sexuelles, qui ne fait surface que tardivement dans la trame de L’Éclipse, donne la sensation de ne pas être suffisamment traitée, ce qui est fort dommage, et de ne constituer au final qu’un ajout tardif, pas réellement pris en charge… On comprend le parti-pris de vouloir faire un portrait lumineux de l’adolescence ; mais si le choix est fait de ne pas éclipser ce thème des violences, qui y a parfaitement sa place, tout en maintenant cette tonalité générale, le hiatus devient difficilement tenable. A l’inverse, le traitement de l’homosexualité de deux des personnages se fait sur un mode léger, en faisant largement l’économie de sonder l’homophobie bien épaisse des années 90, et, au prix de ce sacrifice au réalisme et aux dimensions politiques du sujet, cette histoire d’amour contrariée peut devenir une chose légère et gaie, qui apporte sa touche lumineuse au spectacle. Quant aux déterminismes sociaux et au milieu modeste des personnages, ils se réduisent en grande partie à une toile de fond qui colore à peine le récit.
Au final, il faut accueillir L’Éclipse pour ce qu’il est : un spectacle sur une bande de copain·es qui a l’élégance de sa légèreté, jamais voyeur ni vulgaire, porté par une distribution de très bon·nes interprètes, qui met en scène avec justesse les émois de l’adolescence. C’est déjà énorme. Y chercher la profondeur critique et l’ampleur tragique de Leurs enfants après eux n’est pas juste, parce que ce n’est pas son objet ni son propos.
Visuel : Fabrice Robin