Le Washington Post incarne les dilemmes auxquels fait face la presse contemporaine : comment maintenir son indépendance dans un paysage médiatique dominé par des milliardaires et des plateformes numériques ? La censure de la caricature d’Ann Telnaes et les choix éditoriaux du journal témoignent de la tension croissante entre la nécessité de préserver une ligne éditoriale libre et les pressions économiques et politiques. En parallèle, l’émergence des « newsfluencers » redéfinit les contours du journalisme traditionnel. Ces figures influentes suscitent à la fois enthousiasme et scepticisme, rappelant que l’enjeu de l’avenir du journalisme réside dans la capacité à conjuguer influence et rigueur sans sacrifier l’indépendance ni la qualité de l’information.
Le Washington Post, quotidien emblématique de la capitale américaine, est connu pour son engagement dans la recherche de la vérité et la protection des journalistes. Fondé en 1877, il a forgé sa réputation avec des enquêtes historiques comme le scandale du Watergate (1972-1974), symbole de l’indépendance journalistique face au pouvoir. Depuis son acquisition en 2013 par Jeff Bezos, fondateur d’Amazon, le journal navigue dans une époque marquée par de nouvelles pressions sur la presse et les espaces de production de l’information.
Ces pressions s’inscrivent dans un climat médiatique plus large, marqué par les actions controversées des figures de la tech. En décembre dernier, Elon Musk critiquait Wikipédia, marquant une nouvelle étape dans sa croisade contre les régulations perçues comme une menace à la liberté d’expression. Le 7 janvier, Mark Zuckerberg, PDG de Meta, lui emboîtait le pas en supprimant le programme de fact-checking instauré en 2016. Ce système, qui s’appuyait sur des partenariats avec plus de 80 médias professionnels, visait à lutter contre la désinformation sur Facebook et Instagram. Désormais, Meta adopte un modèle de « régulation communautaire », où les utilisateurs signalent eux-mêmes les contenus litigieux, une approche déjà en place sur X (anciennement Twitter) sous l’influence de Musk.
Ce virage illustre une convergence entre les politiques des grandes plateformes numériques et les discours de l’extrême droite américaine, qui critique régulièrement la modération des contenus comme une forme de censure.
Dans ce contexte, le Washington Post se retrouve directement impliqué. L’exemple le plus frappant reste la censure de la caricature d’Ann Telnaes, dessinatrice pour le quotidien depuis plus de 15 ans. Elle déclare : « Le dessin qui a été refusé critique les patrons et milliardaires de la tech et des médias qui font tout pour s’attirer les faveurs du président élu (…) Pour la première fois, mon éditeur m’a empêché d’effectuer ce travail crucial. J’ai donc décidé de quitter le Post ».
Alors que le Washington Post a déjà perdu plus de 200 000 abonnés après son refus de soutenir un candidat à la présidentielle américaine sous les instructions de Jeff Bezos, la démission d’Ann Telnaes entraîne une vague de départs de plumes prestigieuses.
Le non-publication de cette caricature, justifiée par des raisons éditoriales, suscite des interrogations sur l’indépendance des médias détenus par des milliardaires.
L’affaire qui agite le Washington Post prend un sens particulier pour les caricaturistes de France en ce mois de janvier, 10 ans après les attentats contre Charlie. Les caricatures vont-elles parvenir à subsister ? Julien Sérignac, directeur général de Charlie Hebdo, constate un « avant » et un « après » en faveur des dessins de presse. Il affirme en effet également qu’il faut différencier les précautions de certains éditeurs, comme celles prises par le New York Times, et la réalité. En effet, en juin 2019, le journal américain avait annoncé renoncer aux dessins politiques dans son édition internationale. Pourtant, les évènements récents montrent que les caricatures sont de nouveau la proie à la censure.
L’affaire révèle une tendance plus générale : la volonté de certains grands médias de s’éloigner des prises de position politiques. Pour la première fois, lors des élections américaines, le journal n’avait pris parti pour aucun candidat : une décision venant tout droit de Jeff Bezos, qui a fini par donner 1 million d’euros pour l’investiture du président…
La volonté de dépolitiser la presse américaine se caractérise également par la volonté d’intégrer un baromètre d’objectivité gouverné par l’Intelligence artificielle. Ce nouvel outil, particulièrement attendu par le patron du Los Angeles Times, Patrick Soon-Shiong, serait utilisé pour évaluer la partialité des contenus publiés. Ainsi, si un article est jugé biaisé par la machine, le lecteur pourra immédiatement accéder à un point de vue alternatif. Alors que les journalistes se battent contre la délégation qui signerait la fin de leur liberté d’expression, les réseaux sociaux entrent dans l’ère de la désinformation.
Dans ce climat incertain, le Washington Post amorce un tournant stratégique en licenciant la majorité de son équipe de relations publiques pour créer une « Unité des Talents Stars ». Cette initiative vise à mettre en avant des journalistes à la personnalité significative, affirmant que « le journalisme axé sur les talents est l’avenir des médias ».
Ce virage n’est pas sans rappeler les premières expérimentations menées par AJ+ il y a plus d’une décennie, qui ont démontré l’efficacité de l’association des journalistes aux marques personnelles sur les plateformes sociales.
Ainsi, nous assistons à l’essor de l’ère des « newsfluencers », où les personnalités prennent le pas sur les institutions. Les audiences recherchent désormais une connexion humaine avant tout, et la crédibilité institutionnelle semble se diluer dans cet océan d’influence.
Face à cette évolution, les médias sont confrontés à une question cruciale : faut-il embrasser cette nouvelle ère de personnalisation à tout prix, ou préserver un journalisme fondé sur des principes d’objectivité et d’intégrité, loin des logiques d’influence ?
Certains journalistes adoptent cette nouvelle dynamique avec succès, tandis que d’autres font subir des dérives à l’information. Parmi les figures emblématiques de cette tendance, Taylor Lorenz, ancienne journaliste du New York Times et actuellement journaliste au Washington Post, s’est imposée comme une experte des cultures numériques, bâtissant une audience personnelle considérable sur les réseaux sociaux, notamment grâce à la création de Usermagazine. Son engagement direct avec ses abonnés lui permet de couvrir des sujets sous un angle plus accessible, mais lui vaut aussi des critiques sur son ton, perçu comme militant.
Aujourd’hui même, elle publie un article intitulé « A $30M plan to take back social media from billionaires » afin de mettre en lumière une initiative ambitieuse appelée FreeOurFeeds, qui vise à redonner le contrôle des réseaux sociaux aux utilisateurs et à les libérer des pressions exercées par les investisseurs et la censure politique. Elle explique que cette initiative, soutenue par des figures comme l’acteur Mark Ruffalo et le journaliste Cory Doctorow, cherche à transformer les réseaux sociaux en un bien public en s’appuyant sur des technologies ouvertes et décentralisées comme le protocole AT, utilisé par Bluesky (le concurrent principal de X). Son objectif est de redonner aux communautés une part du pouvoir que les plateformes actuelles.
Cette prise de position de Lorenz résonne dans le climat médiatique actuel, où les journalistes, tout comme les utilisateurs des réseaux sociaux, se retrouvent pris entre les pressions économiques des investisseurs et l’envahissement des agendas politiques dans la modération des contenus. Si FreeOurFeeds parvient à renverser la tendance et à créer un écosystème numérique plus équitable, cela pourrait non seulement redéfinir l’avenir des médias sociaux, mais aussi offrir un modèle plus sain pour l’ensemble du paysage médiatique.
À l’inverse, la figure de Tucker Carlson, ancien animateur de Fox News, illustre les dérives possibles du journalisme-personnalité. Désormais indépendant, il exploite sa notoriété pour diffuser ses opinions climatosceptique, anti-féministe et anti-immigration sur X, où il est suivi par 15,2 millions de personnes.
Cette transition vers un journalisme sans garde-fou pose la question de la responsabilité et du contrôle de l’information à l’ère des plateformes. Ces exemples montrent que si les « newsfluencers » peuvent offrir un regard neuf et une proximité inédite avec le public, ils posent aussi un défi de taille : comment garantir la rigueur journalistique face à la logique d’influence ?
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