Neurologue, mélomane et homme engagé, Jean-Marie Chamouard est membre de la rédaction de Cult.news. Dans le cadre de notre dossier « Les mots de la campagne », il interroge la notion de ressentiment. Il explique, comment, par-delà les causes économiques et sociales, la crise actuelle pourrait avoir des déterminants psychologiques. Au niveau individuel et collectif.
Oui, j’étais en colère le 9 juin au soir. En colère contre la montée en apparence inexorable de l’extrême droite, contre cette hasardeuse dissolution. Puis vient la question du pourquoi. Pourquoi le peuple français, le peuple des Droits de l’Homme, en est arrivé là ? Pourquoi un tel rejet de l’altérité. Bien sûr, les causes sont multiples, mais un mécanisme psychologique pourrait, pour une part, sous-tendre la situation actuelle : le ressentiment. Il a d’abord été décrit par Nietzsche dans Généalogie de la morale puis récemment par Cynthia Fleury dans Ci-gît l’amer, guérir du ressentiment.
Le ressentiment pourrait être une rumination envahissante nourrie par l’amer, par la rancœur. Il part de causes réelles. Le chômage n’a pas disparu, les fins de mois sont souvent difficiles, les conditions de travail pénibles. Nous sommes traversés par des angoisses justifiées. Deux guerres ont éclaté en moins de deux ans et les conséquences du réchauffement climatique se font chaque jour plus préoccupantes. Les crises s’accumulent, mais les solutions se font attendre.
Tout cela est vrai, mais le ressentiment qui en découle est un poison mental pour l’individu comme pour la société. Il enferme l’être humain dans une impuissance frustrante, nourrit un désir de vengeance imaginaire jamais assouvie, conduit à une résignation, une impossibilité à agir. Cette amertume pousse à la recherche de boucs émissaires et/ou à l’identification à un chef pour tenter de soulager ses propres blessures. Ainsi le ressentiment nourrit le populisme.
Cynthia Fleury, qui est aussi une thérapeute, nous montre un chemin pour en guérir. Chacun est appelé avec ses qualités propres à emprunter cette voie. Elle conduit à dépasser son identité naturelle, à surmonter ses pensées négatives, à renoncer au désir de vengeance, à accepter la différence.
Mais le ressentiment est aussi un poison collectif. Il faut également agir au niveau social et politique. Alors j’aimerais rêver quelque peu. J’aimerais que les décideurs, les médias, les élus, les politiques cessent de distiller inutilement la peur, les sujets d’inquiétudes réelles sont déjà trop nombreux. J’aimerais qu’ils renoncent à désigner des boucs émissaires, qu’ils tiennent un langage de vérité. Non, la France n’est pas submergée par l’immigration avec, en 2023, un solde migratoire inférieur à 200 000 personnes. Oui, beaucoup de migrants sont diplômés de l’enseignement supérieur, et la France, l’Europe auront besoin d’eux à l’avenir. Il faudrait aussi sortir de l’ambivalence sur des sujets majeurs comme le réchauffement climatique et définir ainsi une vision claire, un plan d’action résolu. Car l’action reste le meilleur antidote à l’angoisse et au ressentiment.
Mais je ne fais peut-être que rêver. Car le ressentiment nous colle à la peau. Comme l’extrême droite. Assurément le chemin sera long, la pente ardue. Mais empruntons-le ensemble.