Milo Rau fabrique du théâtre à partir des tragédies qui nous dépassent. Le procès Pelicot a sidéré l’Europe pendant tout l’automne 2024. Il en fait une tragédie pour l’éternité. Comme dans toute tragédie grecque, on sait ce qu’il va se passer, on connaît l’horreur, la vulgarité, la violence. Le Procès Pelicot, la pièce, est une catharsis du procès Pelicot, le vrai. Un monument. Et sans doute le plus grand geste de cette édition.
La représentation n’avait lieu qu’une fois, rendant l’événement exceptionnel. Il faut ajouter qu’elle était gratuite. La veille, les Avignonnais·e·s avaient pu retirer des billets place de l’Horloge. La pièce était également retransmise en direct sur des écrans dans la ville et sur le site de Télérama. Ensuite, il a fallu trouver le bon lieu pour cette presque reconstitution tragique. Ce fut le cloître des Carmes, bien sûr, qui est bien au centre de la cité des Papes, à ciel ouvert, les murs ornés de gargouilles inquiétantes qui semblent vomir l’ordre de Pétrarque que Marie-Christine Barrault rappelle : « N’oublie pas de te regarder toi-même ». Elle est la première à parler. Ils et elles sont 40 à parler. Nous sommes face à une salle d’audience. Il y a deux rangées de bancs en bois et, en fond de scène, une table, celle des juges. La barre est symbolisée par deux micros en avant-scène. Et en bord de cour et jardin, deux dessinatrices, qui étaient présentes pendant le procès Pelicot, le vrai, dessinent Le procès Pelicot, la pièce, dans une mise en abyme renversante.
Le matériau du spectacle est composé des notes des journalistes qui ont couvert les 600 heures d’audience. À cela s’ajoutent des extraits de tribunes, comme celle de Lola Lafon qui ordonnait de faire « un boucan d’enfer », ou celle des hommes qui se réveillent un peu : « Où sommes-nous lorsque les femmes sont agressées ? Sans doute occupés à questionner la crédibilité de la victime, tout en affirmant que “pas tous les hommes”, encore moins nous ». Les paroles sont portées par des comédien·ne·s mais aussi des personnalités du monde de la culture, comme Françoise Nyssen ou Vincent Baudriller. Les paroles deviennent des textes, des mots de théâtre qui vous renversent.
Sans essentialiser, nous pouvons affirmer sereinement qu’à Avignon, qui a été le centre névralgique de ce drame, tout le monde a entendu parler de cette affaire judiciaire. Mais il y a un fossé si énorme entre le savoir et le voir. Bien sûr, ici, c’est de la fiction, c’est du théâtre du réel. Rien n’est inventé. Tout comme chez Mohamed El Khatib, ou Émilie Rousset, il y a cette idée que, de toute façon, depuis le premier jour à Épidaure, la réalité dépasse la fiction. On entend « Qui l’aurait cru, cette histoire ? », quand la procureure demande à un témoin pourquoi il s’est tu. Le théâtre est là pour ça, pour rendre la réalité plus supportable, pour la digérer.
C’est du théâtre donc, il faut donc le porter dans des corps, et des voix. Milo Rau a eu la bonne idée de « faire jouer » Gisèle par différentes comédiennes. La première, c’est Ariane Ascaride, puis Marie Vialle, actrice, et Marie-Christine Barrault. Ce faisant, il donne un signal clair : toutes victimes du patriarcat. Gisèle Pelicot est, bien malgré elle, devenue une héroïne tragique. Elle est une Antigone qui ne meurt pas, qui choisit de se montrer, de vivre. Vont se succéder à la barre les experts psychiatriques, les avocat·e·s, et bien sûr, ce nid de petites merdes que sont ces 51 ordures. Cinquante et un hommes. Des jeunes, des vieux, des riches, des pauvres, des Blancs, des racisés, des gros, des maigres. Tous les hommes.
Au fur et à mesure que la nuit s’enfonce, nous avons oublié de vous dire que la représentation durait un peu plus de quatre heures, et qu’à Avignon, les spectacles, plein air oblige, commencent à la nuit tombée, 22h-2h15 donc, passées sans entracte à écouter, entendre et avaler toute l’horreur de l’humanité symbolisée, réunie à la fois ce soir-là dans Les Carmes, mais surtout de septembre à décembre dans la ville. Parmi les témoins, on entend les manifestantes (Marie Coquille-Chambel, Safira Robens) qui placardent les remparts de slogans.
Vertigineux, oui. Le défilé à la barre nous saisit de plus en plus. Il y a des moments plus durs que les autres. Certainement le pire est celui où « les vidéos doivent être montrées ». Alison Dechamps s’y colle, elle s’effondre en larmes, et là, ce n’est pas du théâtre. Rien n’est montré, on entend « juste ». L’insoutenable s’empare de nous, l’incompréhension surtout. Comment cela a-t-il pu être possible ? Le pire se niche dans des détails qui seraient sordides si ce n’était pas vrai. Samuel Achache, qui campe l’acte d’accusation, prononce les mots « un état inconscient et comateux ». La juge et la procureure (Séphora Haymann, Hinda Abdelaoui) rappellent sans cesse qu’elle « dormait », « ronflait », et demandent à l’un des bourreaux : « Qui viole là ? » Ces ordures se défendent, ils osent dire qu’ils sont les « victimes ». On entend même la bonne phrase qu’un avocat brillant a mise dans la bouche de son client : l’idée bien dégueulasse de « viol volontaire ». Le pire de tous, le monstre des monstres, c’est le si banal et insipide Dominique Pelicot, porté par un Philippe Torreton qui nous donne la nausée par la bassesse de ses mots, par sa volonté de se victimiser.
Milo Rau est un immense metteur en scène. Lui qui ne sait faire que ça, faire du théâtre du réel, prendre les vraies tragédies qui nous dépassent pour en faire des objets de théâtre, réussit là un coup de maître aussi essentiel que pertinent, dans le fond comme dans la forme.
العرض المسرحي « محاكمة بيليكوت » هو إعادة تمثيل فنية لمحاكمة حقيقية هزّت مدينة أفينيون. أكثر من أربعين مشاركًا، من فنانين وشخصيات عامة، يُجسّدون الشهادات والحقائق المروّعة عن قضية اغتصاب جماعي. العرض يمتد لأكثر من أربع ساعات في الهواء الطلق ويكشف الفجوة بين المعرفة والمشاهدة. ميلو راو يصنع مسرحًا واقعيًا يهزّ الأعماق ويُسلّط الضوء على العنف الممنهج ضد النساء.
The play Le procès Pelicot re-enacts a real and devastating trial that shook the city of Avignon. More than forty performers and public figures bring to life the testimonies and horror of a mass rape case. Lasting over four hours, the open-air performance exposes the disturbing gap between knowing and witnessing. Milo Rau delivers powerful reality-based theatre that confronts systemic violence against women.
Visuel : Le Procès Pelicot, Milo Rau et Servane Dècle, 2025 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon.
Le Festival d’Avignon se tient jusqu’au 26 juillet. Retrouvez tous nos articles dans le dossier de la rédaction.