Le pianiste Nicolas Stavy : « Je suis fasciné et bouleversé par la musique de Chostakovitch »

Nous avons eu l’occasion d’entendre la version réduite de la Symphonie n° 14 de Chostakovitch à Verbier. Comment cette partition confidentielle a-t-elle été découverte?

Après mon disque consacré à Tichtchenko, je songeais déjà à un grand projet Chostakovitch et je faisais des recherches au Centre Chostakovitch à Paris. Je connais le directeur, Emmanuel Utwiller, depuis plus de trente ans. Au lendemain de la chute du mur de Berlin j’avais 15 ans et j’étais déjà passionné par le répertoire russe du XXe siècle.  A l’époque je lui avais acheté une belle collection de disques russes, parmi lesquels le coffret Chostakovitch par le Quatuor Borodine. J’ai retrouvé Emmanuel beaucoup plus tard après un de mes concerts. J’ai rencontré Irina Antonovna Chostakovitch à Hambourg dans les années 2010. Nous avons sympathisé et un jour, elle m’a donné la transcription pour quatre mains de l’Adagio de la Symphonie n° 10 de Mahler par Chostakovitch. Ce morceau inachevé de huit minutes a été écrit dans les années 1930 et il n’a jamais été édité. Irina Antonovna m’a proposé d’en faire la création mondiale. Plus tard, elle m’a transmis d’autres petites pièces, mais il n’y avait pas encore de quoi faire un disque Chostakovitch.

Vous cherchiez donc votre pièce maitresse?

Exactement Je fouillais les archives de la rue des Saints-Pères et un jour, je vois dans la grande bibliothèque un petit fascicule noir que je n’avais jamais vu auparavant et qui recensait les transcriptions pour piano des différentes œuvres. J’en avais fait le tour, évidemment. Il y avait les trois opéras, les quatuors et les symphonies. Toutes ces partitions avaient des versions à quatre mains ou à deux pianos qui étaient faites juste pour être jouées une fois devant l’Union des compositeurs qui décidait ensuite si l’œuvre allait obtenir ou pas l’autorisation pour être jouée devant le public. Je vois toutes les symphonies, de la n° 1 à la n° 15 et je remarque que, contrairement à toutes les autres, la n° 14 ne contenait aucune marque : ni « quatre mains », ni « deux pianos », ni qui l’avait réalisée.

L’intrigue s’épaissit …

Tout à fait ! Cela a suscité ma curiosité, mais comme personne ne pouvait m’éclairer à ce sujet, j’ai demandé à Irina Antonovna de m’envoyer la photocopie du manuscrit. Quand j’ai reçu la copie du manuscrit six mois plus tard, j’ai immédiatement reconnu l’écriture de Chostakovitch. En 1969 Chostakovitch était très malade et 150 personnes auraient pu réaliser une transcription pour lui. Je me suis dit que s’il l’avait fait lui-même c’est qu’il y avait une raison à cela. Je me suis plongé dans le manuscrit et j’ai aperçu des changements d’octaviation, des détails des percussions légèrement modifiés par rapport à l’orchestre, l’intégration ponctuelle du célesta dans le piano. Je me suis dit : « Cette transcription n’a pas été faite pour l’Union des compositeurs. C’est une vraie version alternative ».

Qu’est-ce que la version réduite a de particulier ?

C’est un cycle de lieder, pour soprano, basse, piano et percussions. Cette version n’est pas meilleure que celle pour orchestre, qui est géniale, mais elle a un sens musical qui lui donne vraiment un autre éclairage. Pour moi, musicalement, je ne vois pas d’intérêt à jouer les autres symphonies de Chostakovitch au piano, à l’exception de la n° 15, transcrite par Victor Derevianko, que j’adore et que je vais jouer avec mes chères partenaires du trio Elégiaque au Printemps des Arts de Monte Carlo en 2027. La version ramassée de la Quatorzième a un côté très intimiste et un rapport entre le piano et les chanteurs qui n’a pas la même projection qu’un orchestre, même un orchestre de chambre à cordes. Les percussions n’ont pas la puissance de l’orchestre, mais elles apportent une grande intensité, notamment dans « La Santé », avec cette intimité de tous ces grands chorales presque méditatifs qu’il y a dans plusieurs mouvements. À mon avis, cette version permet d’aller loin dans une précision qui n’est souvent pas à l’orchestre, paradoxalement, parce que c’est ultra millimétré comme écriture et il y a des moments extrêmement délicats, c’est assez redoutable.

Avez-vous facilement obtenu le soutien de votre maison de disques ?

Absolument. Mon éditeur, BIS, est un label qui est fortement orienté vers la musique russe et ils ont enregistré un grand nombre de musiques russes de la deuxième partie du XXe siècle. J’ai déjà fait un disque avec eux – les Sonates pour piano de Tichtchenko – et leurs projets d’enregistrement sont bien réfléchis, un peu à l’ancienne et il est rare aujourd’hui d’avoir un vrai suivi et un vrai échange d’idées avec ses éditeurs. BIS m’a fait confiance sur le projet d’un bout à l’autre. J’avais croisé Robert von Bahr, le fondateur du label à la Roque d’Anthéron et il m’a dit : « J’ai entendu dire qu’il y avait un projet Chostakovitch, c’est formidable, on le fait tout de suite ». Il avait échangé avec Chostakovitch par courrier et il était ravi du projet. C’était très émouvant.

Quelles étaient les grandes étapes du projet ?

La réalisation a pris presque cinq ans. Le travail a été long, complexe et absolument passionnant. Après la découverte de la n° 14 à la fin de l’année 2018, nous avions assez de matériel pour construire un disque avec d’autres pièces que j’avais déjà jouées et même créées quelques années auparavant, notamment la pièce de Mahler dont le début du thème, qui est aux cordes à l’unisson correspond très exactement au début de la Quatorzième symphonie. C’est très étonnant et quand on met les deux en rapport, cela marche en miroir et fait un effet assez saisissant. Nous avons d’abord longtemps travaillé sur la partition avec Florent [Jodelet, percussionniste], ensuite nous avons choisi les chanteurs. Christophe Ghristi m’a recommandé la basse grecque Alexandros Stavrakakis qui venait tout juste de gagner le concours Tchaïkovski. Dès que je l’ai vu sur Youtube j’ai été immédiatement convaincu par sa présence, sa diction et sa narration. Pour la partie soprano, j’ai choisi Ekaterina Bakanova pour sa présence dramatique et cette espèce de furie dont on a besoin dans cette musique. On a enregistré en décembre 2020 et après quelques corrections, le disque est finalement sorti en 2023.

Comment avez-vous travaillé la partition ?

Nous étions en 2019, juste avant le confinement. Avec Florent, j’ai longuement réfléchi sur comment réintégrer les percussions. Il y a trois parties de percussions dans la version pour orchestre : la partie cloches tubulaires, les deux claviers, le vibraphone et le xylophone, et toutes les petites percussions, fouet, wood block, castagnettes et tam-tams. Normalement, chaque pupitre de percussions nécessite un percussionniste, mais Florent m’assurait qu’il pouvait le faire seul.  Pour ma part, j’ai eu l’idée d’intégrer le célesta, positionné à 90 degrés du piano, que je joue en même temps que le piano. L’expérimentation a montré que c’était possible de le faire et que cela apportait vraiment les couleurs et la puissance dans les grands climax grâce au rapport piano-percussion. À force de travailler comme des forcenés sur la gestion des fluctuations, des progressions, des accélérando, des ajouts d’instruments, on a réussi à obtenir tout notre panel de couleurs. Tout a été mis à la loupe parce que c’est une partition qui le mérite et qui le nécessite.

Quel est votre rapport à la musique de Chostakovitch ?

Je suis fasciné et bouleversé par la musique de Chostakovitch depuis ma plus tendre enfance. On entend dans cette musique une immense humilité et en même temps une gigantesque sincérité. Et cette tension à la première personne qui était celle de Beethoven, de Mahler, de Chostakovitch et, je pense aussi, celle de Schnittke. Chostakovitch reste une figure d’exception, même dans son époque et dans sa génération. Il n’a pas été le seul à subir cette oppression, loin de là, mais il l’a subie de façon quasi permanente. C’est aussi quelqu’un qui s’est toujours engagé avec son temps sans jamais faire de compromis sur sa vraie création, même s’il a, évidemment, écrit de la musique de film etc., pour vivre. La musique était chez lui de l’ordre d’une nécessité. Je crois que la première œuvre de Chostakovitch que j’ai entendue a été le Huitième quatuor qui  m’est familier comme une langue maternelle.

Parlez-vous le russe ?

Hélas, non. Ça me titille régulièrement, de m’y mettre, mais c’est une langue que j’aime tellement que le mystère de ne pas la parler me plaît. Ce côté inaccessible est  magique. La première fois que j’ai mis les pieds en Russie, c’était en 2019 et j’allais jouer Tichtchenko au Mariinsky. L’effet que m’a fait la rencontre avec la Russie est indescriptible. J’y suis retourné trois fois et la dernière fois, c’était le 30 décembre 2021, quelques semaines avant le début de la guerre. À cette occasion Gergiev m’avait dit : « L’année prochaine, on fait la Quatorzième dans la Grande Salle ». C’est raté. Je me console de ne pas parler le russe en me disant que je ne m’imagine pas baragouiner cette langue et cette culture que je vénère. Avec Irina Antonovna, nous avons parlé à l’aide d’un interprète.

Quelle était l’implication d’Irina Antonovna Chostakovitch dans le projet ?

Il y a eu une vraie collaboration avec elle. Tout le long de ce gigantesque travail de restructuration de la partition, j’ai fait suivre nos progrès à Irina Antonovna et elle m’a fait confiance. Elle était ravie du disque et elle m’a écrit deux lettres sublimes pour m’exprimer son appréciation. La première, juste après l’écoute du disque, très bouleversante, et une autre après, très belle aussi. Cela fait chaud au cœur car elle n’écrit quasiment plus. Elle a plus de 90 ans et elle est très fatiguée.

Vous allez prochainement jouer le Quintette avec piano de Chostakovitch à Paris. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la signification de cette œuvre pour vous?

Tout à fait, ce sera dans le cadre du Festival Chostakovitch les 27 et 28 septembre au Reid Hall dans le 6^ème. Ce quintette est une véritable symphonie pour cinq musiciens. Chostakovitch l’avait initialement prévu pour quatuor sans piano. Sa dimension orchestrale et sa puissance l’ont sans doute conduit à choisir cette formation. Mais il y a ajouté le piano aussi pour pouvoir accompagner les quatuors, notamment le Quatuor Beethoven, en tournée en tant que pianiste. Un des grands chefs-d’œuvre du compositeur, ce monument de 1940 est caractérisé par son immense structure – cinq mouvements ! –, ses contrastes allant du plus sombre (quel mouvement lent !) au plus dynamique en passant – et ce n’est pas si fréquent chez lui – par l’humour, en particulier dans le final.