The Great Chevalier est une performance satirique sur l’appropriation du pouvoir à travers une compagnie nationale de ballet fictive – le Ballet National Folklorique du Luxembourg – et son directeur narcissique M. Chevalier. Le spectacle invite le public à réfléchir sur la manière dont la vérité est construite, tout en se laissant porter par une narration poétique. Avec un humour décalé pour révéler la dangerosité de la vénération, Simone Mousset répond à nos questions sur ce ballet interactif.
Comment avez-vous intégré ce ballet si prestigieux, vous qu’on a connu plus proche de la danse contemporaine que du classique ?
Le ballet reste mon tout premier amour ; dans ma formation j’ai toujours entretenu un goût particulier pour la danse de caractère, dont la musicalité et la joie me touchent profondément. J’aime le ballet pour la simplicité folklorique dont il est issu : empreint d’allégresse et de légèreté, et c’est ainsi que je le danse et que je l’enseigne. En travaillant dans les archives du Ballet National Folklorique du Luxembourg – carnets de répétition, croquis de costumes, films Super-8 des années 1960 – j’ai découvert une matière chorégraphique foisonnante et, surtout, très libre. C’est cette liberté qui m’a autorisée à faire dialoguer mon expérience en danse contemporaine avec les codes du ballet. Quand le Théâtre du Train Bleu et le Carmel d’Avignon nous ont invités pour fêter, en plus, les 50 ans de Josiane, La Paysanne et rendre hommage à la célèbre « Danse du Pigeon », tout a soudain pris sens : renouer avec la tradition luxembourgeoise tout en la bousculant. À travers le Ballet National Folklorique du Luxembourg, j’ai trouvé une manière de faire face à mon pays d’origine qui représente, à mes yeux, un geste chorégraphique folklorique sincère.
Est-ce qu’un ballet doit nécessairement danser de façon littérale, en étant collé à la réalité d’un récit ?
Pas du tout. The Great Chevalier est construit comme un palimpseste : on reconnaît des fragments narratifs (un héros, une épopée nationale, un pigeon obstiné…), mais ils sont constamment réassemblés, déformés, accélérés. Le spectateur passe d’un pas de polka à un protocole quasi liturgique, puis à un solo rock sans que l’histoire s’arrête pour expliquer. Ce qui m’intéresse, c’est la puissance d’évocation de la danse : comment un geste peut convoquer une légende sans jamais l’illustrer au pied de la lettre.
D’ailleurs, je travaille actuellement à la recréation d’un des ballets les plus anciens (et les plus obscurs) du Ballet National Folklorique du Luxembourg : L’Après-midi d’un Pigeon. Là encore, la narration est tout sauf linéaire : on suit les rêveries d’un pigeon qui fantasme d’être écrasé par une chèvre avant de renaître plume par plume sous forme de constellation. Pendant ce temps, M. Chevalier esquisse déjà Immensity pour la saison 28/29 ; si l’on en croit ses premières notes, ce sera un tourbillon de démesure dramaturgique où chaque pas semble ouvrir un nouvel horizon.
Vous parlez d’un « nouveau folklore luxembourgeois ». Ça ressemble à quoi, aujourd’hui, un folklore qui assume ses détours par la haute couture, le rock ou le Japon ?
Prenez Josiane, La Paysanne : elle entre en tablier brodé au fil d’or ; en plein tour de pirouette, la jupe se déploie en trench découpé comme sorti d’un atelier parisien ; ses sabots scintillants frappent un riff glam-rock avant de s’effacer sous le grondement d’un taïko, tandis qu’apparaissent des manches kimono qui transforment la scène en manga vivant. Si cette production tourne pour l’instant tant au Japon, où le public nous porte littéralement en triomphe, c’est parce que nous pensons que le folklore ne survit pas seulement en séduisant, mais aussi en affichant sa puissance. Nos costumes lumineux, notre volume sonore, l’ampleur de nos gestes : chaque détail est conçu pour libérer une décharge d’énergie brute.
L’enjeu n’est pas de « moderniser » le folklore, mais de montrer qu’il respire, séduit et frappe : il voyage, il revendique, il se réinvente dès qu’un·e danseur·se y inscrit ses désirs. C’est pour cette double alchimie – charme et force – que nous avons fait appel à M. Chevalier pour le rôle du Directeur Artistique : styliste, dramaturge, DJ à ses heures – un touche-à-tout capable d’identifier la tendance du moment et de la pousser à l’extrême. Oui, il dépasse parfois les bornes, mais quel grand artiste ne transgresse pas les règles ? Et, avouons-le, qui ne succombe pas un peu à l’aura d’un bad boy ?
Derrière l’humour et l’outrance, il y a une vraie réflexion sur l’identité, le territoire et la puissance des récits. Jusqu’où la satire peut-elle devenir un outil politique
La satire est une arme douce : elle fait rire, donc elle désarme, puis elle ouvre un espace de débat. Dans BAL (2017) déjà, je jouais avec les « fake news » pour interroger la fabrication d’un mythe national, et j’explorais la façon dont le récit national se déforme quand il passe par les médias. Avec The Great Chevalier, on pousse plus loin : on y croise un directeur artistique volontiers mégalomane, des communiqués de presse hyperboliques, une tournée aussi interminable que triomphale… Tout est trop grand pour être vrai – et pourtant la question reste : qui écrit l’histoire d’un pays, et au profit de qui ? En amplifiant les slogans de la « nation-brand » jusqu’à l’absurde, on montre leur mécanique, et c’est là que la danse devient politique.
À vous entendre, le Ballet national folklorique du Luxembourg va faire de l’ombre à beaucoup de compagnies à Avignon. Cette ambition démesurée, c’est un moteur, un manifeste… ou un jeu ?
Un peu des trois. Cette démesure vient d’abord d’un constat que je fais comme chorégraphe femme : je vois nombre de collègues masculins accéder très vite à des coproductions, des plateaux prestigieux, des postes de direction. Ils ne sont pas pour autant moins méritants ; mais ce décalage nourrit un moteur : ma propre frustration face à là où j’en suis et la peur intime de « disparaître » avant même d’avoir joué à armes égales.
D’où le manifeste : je m’auto-proclame directrice générale du Ballet National Folklorique du Luxembourg, j’exige d’immenses plateaux, des budgets pharaoniques, des tournées mondiales « sans fin ». C’est une provocation, mais aussi une manière de dire : je prends la place qu’on ne me donne pas. En gonflant les superlatifs, je mets aussi à nu l’injonction perpétuelle à « toujours plus » – plus de dates, plus de visibilité, plus de succès – qui pèse sur nous tou·te·s.
Et tout cela reste un jeu : l’humour, le fait de tourner en dérision mes propres penchants — la fantasme de la réussite, la course à l’accomplissement, la peur viscérale du néant — est pour moi une nécessité existentielle. Rire de mes fantômes me permet de les apprivoiser et de continuer à créer sans qu’elles ne me dévorent. Et M. Chevalier, avec son ego surdimensionné, son narcissisme, son exigence et son impatience, est la figure parfaite pour incarner toutes ces tensions.
The great Chevalier – 5 au 24 juillet à 10h (durée 50min)
Au Tiers-Lieu | La Respélid’/Carmel – 3 rue de l’Observance, Avignon
Le Festival d’Avignon se tient jusqu’au 26 juillet. Retrouvez tous nos articles dans le dossier de la rédaction.
© Sven Becker