Le jazz hisse son drapeau noir. En l’espace de quelques jours, octobre a emporté deux figures mythiques : le batteur Jack DeJohnette, 83 ans, et l’incomparable D’Angelo, foudroyé à 51 ans. Tous deux ont marqué bien au-delà du jazz : une certaine idée de la musique, faite de liberté et de générosité. Leur disparition signe aussi la fin d’une époque, celle des grands artistes dont la quête était avant tout la création, les propositions artistiques et le partage, illustrée par les récents propos du rappeur Oxmo Puccino, qui vient de sortir son dernier et ultime album La Hauteur de la Lune .
Jack DeJohnette, batteur mais surtout « coloriste », comme il aimait le dire. Ce n’est pas juste une formule : ses cymbales n’étaient pas là pour marquer le tempo, elles construisaient des paysages, des histoires, comme les touches délicates d’un peintre impressionniste. Avant la batterie, il y avait le piano, son premier instrument d’expression musicale. Dans les années 1960, il croise la route de Charles Lloyd et Keith Jarrett, deux rencontres déterminantes. En 1969, il accompagne Miles Davis sur Bitches Brew, album-manifeste qui redéfinit les contours du jazz. Plus tard, avec Gary Peacock à la contrebasse et Keith Jarrett au piano, il forme un trio devenu mythique. Mais Jack DeJohnette, c’est avant tout le symbole d’une époque où la musique ouvrait tous les possibles, où liberté et virtuosité allaient de pair, où l’instrument se maîtrisait pour mieux s’oublier, au service de l’instant et de l’art.
D’Angelo, chanteur, multi-instrumentiste. Sa musique est un état d’esprit où se croisent jazz, RnB, hip-hop, soul, funk et gospel. Mélange, certes, mais surtout une esthétique qu’il crée et qui inspire toute une génération : Erykah Badu, Lauryn Hill, Bilal, et bien d’autres encore. Voodoo, son album mythique de 2000, est une pierre angulaire, porté par des grands comme Roy Hargrove à la trompette, Pino Palladino à la basse et Questlove, batteur de The Roots. D’Angelo n’a jamais cherché à convaincre par un genre. Il rassemble, fait danser, brasse ceux qui fuient le jazz tout autant que ses aficionados. Une musique organique, charnelle, mais chargée d’une quête artistique, au-delà du rythme, au-delà des harmonies . Avec Black Messiah, son dernier album en 2014, dont on pensait qu’il y aurait une suite , il met son art au service d’un cri contre les violences policières aux Etats-Unis, rappelant que chez lui, la musique engage autant qu’elle libère.
Oxmo Puccino, dernier acte. Invité sur les ondes de Fip ce 24 octobre 2025, la voix douce et posée du rappeur avait comme un goût d’adieu. « Aujourd’hui, on pense à des objectifs qui n’ont rien à voir avec l’art. À une autre époque, nous avions le luxe de créer pour créer», confiait-il, dans un constat désenchanté sur l’industrie musicale actuelle. Avec son nouvel album La Hauteur de la Lune, Oxmo Puccino annonce qu’il n’y en aura pas d’autre. Il s’arrête là, estimant ne plus « être adapté » à la manière dont fonctionne aujourd’hui la musique — sa fabrication, sa commercialisation. « Les raisons pour lesquelles on appelle quelqu’un un artiste ont changé », dit-il. Et peut-être est-ce bien là ce qui rapproche Oxmo Puccino de figures comme Jack DeJohnette ou D’Angelo : le souvenir d’un monde où les artistes prenaient le temps de bâtir une œuvre, de penser leur musique comme une proposition unique, et de mettre en avant autant le geste que le partage. Une époque où l’art ne se consommait pas, où il se vivait et où il y avait encore des livrets dans les pochettes de CD.
Avec ses 17 titres, La Hauteur de la Lune est une déclaration d’amour à la musique elle-même. « Ouverture », premier morceau de l’album, est une pièce instrumentale, sans voix, qui mêle réminiscences classiques et arrangements pour cordes, comme un regard vers le passé. Puis la voix revient, presque parlée, parfois murmurée. Une attention particulière est portée aux textures : Oxmo Puccino, fidèle à lui-même, soigne chaque ligne de basse, chaque instrument, chaque silence. Dans les featurings, Mc Solaar et Vanessa Paradis trouvent leur place avec élégance — comme un hommage à une génération où le temps et le soin comptaient. Trompette discrète, arrangements fins, basses au groove profond : Oxmo Puccino rend ici hommage à l’influence de la Motown tout en tissant des filiations avec le jazz. Producteur autant que poète, il mélange les sons comme il mélange les mots. Un dernier disque, donc, mais surtout une dernière pensée : la musique comme un art qui relie, plutôt qu’un produit qui s’écoule. Oxmo Puccino s’éclipse, mais sa musique demeure. A bientôt.
Visuel : pochettes d’album