Le premier week-end du Printemps des Arts de Monaco condense l’essentiel d’une édition placée sous le signe des Chant de la Terre. On y entend et on y voit son impérial cri de détresse aussi bien dans la photographie de Sebastião Salgado que dans la douleur à se séparer des rires de la jeunesse qu’invoque l’œuvre posthume de Mahler. Dans Le Chant de la Terre, la nature réconcilie avec la finitude, mais 97 ans après, on peut se poser une question : « Ma fin est-il mon commencement » ? L’affiche du festival l’affirme depuis que Bruno Mantovani en a pris la tête. Mais les cycles telluriques qui nous servaient de modèle pour aspirer à l’immortalité ont-ils été brisés ?
Étrange et délicieuse sensation qu’une arrivée à Monaco sous le soleil naissant. Malgré ses constructions qui se démultiplient d’année en année, le Rocher a quelque chose d’immuable, avec ses stars copines de la princesse Grace et ses voitures de collection. Surtout, le Printemps des Arts marque réellement la nouvelle saison, avec de vrais rayons chauds et l’envie de se promener face à la mer pour célébrer la renaissance de la nature.
Or, la Principauté de Monaco accueillait le mois dernier la grande conférence sur les pôles… Le Prince Albert est un des meilleurs défenseurs de la cryosphère. Et cette année, l’affiche même du 40e Printemps des Arts nous rappelle que ce retour du printemps est peut-être lui aussi en danger. L’on voit les Montagnes toutes-puissantes de Sebastião Salgado pointer vers la majesté et le risque de disparition de ce qui nous entoure. Salgado qui signe donc l’identité visuelle de cette année, était projeté ce dimanche 17 mars pour la projection du documentaire tellurique de Wim Wenders, Le sel de la terre…
Aux côtés d’une programmation de grande qualité autour de Bach, Britten et Beethoven, par le violoncelliste Henri Demarquette ce vendredi et ce dimanche, la thématique de la fin de la planète est donc bien au cœur de ce premier week-end du Printemps des Arts, comme de l’ensemble de sa programmation. Samedi 16 mars, on attendait avec impatience la création mondiale d’un opéra en deux actes, L’étoffe inépuisable du rêve, de Sophie Lacaze. Il s’agit cette fois-ci non de la fin des glaces, mais de celle des arbres, dans une fable aborigène qui incluait des costumes, des points de lumière au prisme d’une légende intégrant notamment du côté de la musique un didgeridoo. Mais c’est surtout l’adaptation de Reinbert de Leeuw de l’Œuvre phare du Festival qui nous a plongés dans une terrible prise de conscience de notre finitude.
Ainsi, le Chant de la Terre sera donné trois fois ce printemps à Monaco : dans sa version orchestrale par l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo et la voix de Marie-Nicole Lemieux le 6 avril, dans une création de Laurent Cuniot le 29 mars, et ce 16 mars c’est une version chambriste qui nous a déchiré le cœur et l’âme à l’Auditorium Rainier III. Le concert était préparé par une conférence d’un passionné de Gustav Mahler et du texte allemand de Hans Bethge qui préside à la création du Chant de la Terre : c’est le Conseiller du Gouvernement pour l’Économie de la Principauté, Jean Castellini, qui a introduit (avec la petite-fille du compositeur dans l’audience !) le rapport de Mahler à la nature. Passant par les symphonies et les cycles de Lieder de Mahler, il nous a convaincu que le compositeur n’était pas cet être malingre et tourmenté qu’on nous présente trop souvent, mais même après la perte de son statut et de sa fille, un homme plein de vie, que la nature ressourçait.
Dans sa version chambriste, Le Chant de la terre est d’autant plus saisissant, qu’on entend les voix des deux solistes parfois presque comme dans des chansons. Dans la conférence, comme lors du concert, on sent le lien puissant entre la nature et les traditions populaires. Et aussi la fragilité à laquelle les expose tous deux, l’action de l’homme moderne. Recenser, calculer, c’est peut-être déjà un peu une fin. Il n’empêche, la diction parfaite de Lucile Richardot pour ce texte d’origine chinoise nous place tous et toutes face à la mort et à la perte. Le hautbois, la flûte traversière et la harpe de la quinzaine de musiciens de Het Collectief qui accompagnent la mezzo-soprano et le ténor Stefan Cifolelli, sous la direction de Gregor Mayrhofer, nous replongent dans une expérience intime de memento mori immémorial. Sauf que privée du caractère tellurique de l’orchestre, la voix humaine nous semble encore plus fragile, et sa probabilité de faire résurrection semble avoir disparu, au temps de l’anthropocène.
« Ma fin est-il mon commencement ». Le madrigal de Guillaume de Machaut (14e siècle) est le slogan du festival, mais également un miroir promené sur le chemin de la création. Pendant des siècles depuis les Grecs, nous rappelait Hannah Arendt dans La Condition de l’homme moderne, la seule manière pour un homme – et plus rarement une femme- de lutter contre sa mortalité était d’imiter la nature pour parvenir à s’inscrire dans l’Histoire. Malgré des doutes, cela semblait encore le cas du temps de Mahler, il y a moins d’un siècle. C’est du moins ce que prouve le concert du 16 mars qui nous a mené du commencement avec le Quatuor pour piano et cordes en la mineur de 1861 au Chant de la Terre de 1907, œuvre qui continue de nous hanter. Mais au moment où la nature cède, où l’on doute non seulement de l’immortalité de notre âme, mais surtout de la pérennité même de la nature, y a-t-il encore possibilité de créer ? Les plaques tectoniques bougent et il n’est pas sûr que les créateurs d’aujourd’hui savent assez s’adapter et s’engager. La suite du Printemps des Arts de Monte-Carlo, jusqu’au 7 avril, nous en dira plus notamment à travers ses 11 autres créations mondiales…
Toutes les informations et les réservations pour les prochains concerts sont sur le site du Printemps des arts de Monte-Carlo.
A noter : les concerts sont gratuits, sur réservation, pour les moins de 25 ans.
Visuel : Lucile Richardot (c) YH