La rencontre Cult de l’été jazz : Discussion avec Herbie Hancock

Rencontre

Nous sommes le 19 juillet, il est 19hoo. Dans les coulisses du festival Jazz à Juan-les-Pins, Herbie Hancock fait son apparition, vêtu d’une chemise fluide rouge et blanche à la manière d’un tableau de Rothko. Marchant tranquillement à petits pas, sans précipitation, il gagne le catering pour rejoindre son groupe et l’équipe organisatrice autour d’un dîner simple, en attendant l’heure de son concert, prévu à 22h. Il est rare – et profondément touchant – d’assister à un tel moment de simplicité : une légende vivante du jazz, attablée avec tous, dégustant en toute humilité un plat végétarien.  Pianiste au talent mythique, compositeur de génie derrière des titres comme “Rock It,” “Cantaloupe Island” ou encore “Chameleon,” Herbie Hancock incarne à la fois l’icône indétrônable et l’homme profondément accessible. À 85 ans, il rayonne toujours d’une énergie créative qui rivalise avec celle d’un jeune prodige, son sourire lumineux d’enfant et son regard vif trahissant une insatiable curiosité pour le monde qui l’entoure. Installé face à la Méditerranée, il savoure une tranche de pastèque.  Un simple échange de regards et de sourires suffit à engager la conversation. Très vite, on comprend que pour ce géant du jazz, la musique dépasse de loin la simple virtuosité. C’est, dit-il, une philosophie de vie entière, un moyen pour chacun de mettre en lumière son identité . Sa voix, empreinte de modestie, porte une pensée universelle : « Chaque être humain crée sa propre musique, et le jazz est sans doute l’un des meilleurs langages pour exprimer les émotions humaines. » , nous confie-t-il. Un maître incontesté, mais avant tout un homme inspirant, riche d’humilité, de sagesse et d’un humour absolument charmant.  Il rit et sourit souvent, incarnant cette qualité propre aux grands : ne jamais se prendre trop au sérieux.

Intelligence artificielle : «Je suis dans la colonne du oui!»

Derrière la virtuosité pianistique d’Herbie Hancock, se cache un scientifique dans l’âme. Il nous révèle avoir voulu être ingénieur, commencé ses études, puis s’être regardé dans le miroir pour se demander quelle était sa place.  Dans son autobiographie Possibilities, il raconte avoir investi plus de temps et d’énergie à préparer le concert de fin d’année de l’école que dans les études elles-mêmes. Ce constat le pousse à choisir de devenir musicien, une décision qui changera à jamais l’histoire du jazz. Toutefois, l’ingénieur qu’il aurait pu être ne s’est jamais totalement évanoui. Hancock reste un homme profondément amoureux de la science, éternel curieux et fasciné par l’innovation. Lorsqu’on lui demande comment il établit le pont entre la musique et les sciences, ses yeux s’illuminent : « Je suis constamment émerveillé. Le progrès stimule ma curiosité », confie-t-il avec enthousiasme. Et à raison : dans les années 1960, il est l’un des pionniers à adopter le Fender Rhodes, un instrument révolutionnaire à l’époque. Un choix encouragé par Miles Davis lui-même, comme il aime à le rappeler, sourire en coin : « C’est Miles qui m’a demandé de l’utiliser» . Sur l’album Miles in the Sky,  avec le titre “Stuff”, en 1968, Hancock joue pour la toute première fois du piano électrique, marquant ainsi une avancée technologique majeure dans le jazz.

Mais Herbie Hancock ne se limite pas aux innovations musicales passées, son regard est déjà tourné vers l’avenir. Interrogé sur l’intelligence artificielle, il se montre résolument optimiste : « Je suis dans la colonne du oui ! » dit-il, toujours aussi enthousiaste. Selon lui, les nouvelles technologies transforment la création artistique tout comme la vie quotidienne. Il évoque des logiciels capables de déconstruire une piste audio pour en isoler les différentes parties, ou encore des programmes incroyablement performants qui repoussent les limites de l’imagination collective. Et dans sa propre pratique, il n’hésite pas à intégrer l’IA pour ses recherches personnelles : « J’utilise Notebook LLM », précise-t-il avec la curiosité d’un véritable explorateur. Entre musique et sciences, entre passé et futur, créativité artistique et quête d’innovation Herbie Hancock nous rappelle qu’être un génie, c’est aussi savoir s’émerveiller.

« Le jazz est à la fois cérébral et intuitif »

La musique classique occupe une place fondamentale dans sa vie. Lorsqu’il évoque Debussy et Ravel, c’est avec la reconnaissance due à ces figures fondatrices de son parcours musical. Avant d’être une légende du jazz, Herbie est un virtuose du piano classique : à seulement 11 ans, il interprète Mozart avec le prestigieux Chicago Symphony Orchestra. Une prouesse qui, aux États-Unis sous les lois Jim Crow, brille  avec d’autant plus d’éclat dans un contexte marqué par la ségrégation raciale. Le premier morceau de jazz qu’il remarque, alors qu’il est encore enfant et écoute surtout du blues et du R&B sur les ondes de la Chicago Black Radio, est  “Moonlight in Vermont “ avec Johnny Smith à la guitare et Stan Getz au saxophone ténor. C’est sa première véritable rencontre avec le jazz, bien qu’il n’y plonge pleinement que plus tard, à l’adolescence, grâce à un ami de lycée. Intrigué par son jeu jazz, Hancock lui demande comment apprendre. Le conseil est simple : écouter George Shearing, relever les solos et transposer les phrases qui l’inspirent.  Il s’immerge alors  dans un jazz où l’instinct et la réflexion peuvent cohabiter. « La musique classique me semblait plus cérébrale, mais le jazz était à la fois cérébral et intuitif », confie-t-il plus tard dans son autobiographie Possibilities. Ainsi débute un voyage musical où le piano classique, sa discipline première, laisse progressivement la place au jazz.   

« The future for jazz is bright » 

Notre  échange a duré un quart d’heure et c’est une leçon de vie qui nous a été transmise. Son régisseur de tournée vient interrompre la conversation, c’est l’heure de sa traditionnelle méditation avant le concert. « Je suis bouddhiste, explique-t-il avec la sérénité qui le caractérise, j’ai besoin de méditer une heure avant chaque concert. et tous les musiciens de mon groupe sont les bienvenus ». Est-ce-cela son secret, ce qui lui apporte ce “je-ne-sais-quoi, ce presque-rien”, ces concepts chers à Vladimir Jankélévitch, qui désignent l’indéfinissable puissance et la magie imperceptible dont Hancock semble être le maître ? Un souffle, une note suspendue, un silence…  “Actual Proof”, l’un de ses morceaux mythiques, prend ici tout son sens : il renvoie à l’expérience vécue,  à la validation concrète des principes bouddhistes dans la réalité de la vie quotidienne. Écouter Herbie Hancock, ou simplement le croiser, dépasse la simple rencontre musicale.  Le concert commence et face au public, il remarque avec une pointe d’autodérision le nom de son clavier : « Prehistoric Predator Synthetizer, comme moi ! », plaisante-t-il, déclenchant les rires chaleureux de l’audience. Bienvenue dans l’univers cosmique d’Herbie Hancock, où, à l’image d’un enfant curieux, il s’amuse à produire des sons futuristes et étranges, rappelant l’expérimentation qui a toujours été au cœur de son art. Sur scène, entouré de ses musiciens – Lionel Loueke à la guitare, Terence Blanchard à la trompette, James Genus à la basse, et le prodigieux Jaylen Petinaud à la batterie – Herbie fait preuve d’un respect et d’une gratitude admirables. Il rend hommage à chacun avec des mots empreints de sincérité et de reconnaissance. «Avez-vous déjà entendu un guitariste comme Lionel Loueke ? », s’exclame-t-il, saluant le génie de son ami, maître exceptionnel de la polyrythmie. Pour Hancock, ces musiciens ne sont pas seulement des partenaires de scène. Ce sont des amis, des compagnons de route, des créateurs qui incarnent un avenir lumineux pour le jazz. Et c’est sur cette vision optimiste qu’il conclut, avec son sourire plein de sagesse et d’enthousiasme : « The future for jazz is bright » (L’avenir du jazz est prometteur). Une déclaration qui résonne comme un appel au renouveau, porté avec beaucoup de gratitude.