La quête de soi afro-queer face au racisme de « Quand on dort on n’a pas faim »

par Luna Beaudouin-Goujon
02.10.2025

Avec Quand on dort on n’a pas faim, Anthony Martine livre une prestation faite de fantaisie et de fantasmes étirés à l’extrême. L’acteur et metteur en scène se réapproprie le genre du conte médiéval dans une forme théâtrale hybride, et exprime sa volonté d’exister en tant qu’homme noir et queer. Jusqu’au 11 octobre au Théâtre 13 dans le cadre du Festival Jerk Off.

« Au commencement était un rêve » lance Anthony Martine dans sa pièce Quand on dort on n’a pas faim. Le rêve de passer de l’ombre à la ville lumière, Paris, fantasme ultime pour tout provincial ou banlieusard aspirant à une grande carrière. 17 ans à peine, le jeune Anthony accueille avec une pointe d’inquiétude et une grande excitation sa sélection en classe préparatoire littéraire au prestigieux lycée Henry IV. C’est une consécration pour ses parents, un moyen de « venger sa race », comme le martèle son père. Anthony, lui, pense plutôt à la liberté que va lui octroyer la capitale, la possibilité de devenir qui il est, de s’affirmer enfin en tant qu’homme gay.

Une quête initiatique pour se réapproprier son histoire

Le metteur en scène et comédien, seul sur scène pendant une grande partie du spectacle, opte pour la forme du conte médiéval pour dérouler le récit. Ce genre littéraire très mobilisé par la culture blanche et occidentale lui permet de questionner l’hégémonie culturelle et sa propre identité.

Les ombres, silhouettes inconnues et poétiques, personnifient ce tiraillement. Derrière le rideau bleu clair, ces deux grandes formes sont un peu inquiétantes, changeantes, parfois grotesques. L’une est celle de sa sœur, Mérèndys Martine, qui observe de loin le parcours mouvementé de son frère. Celui-ci, ongles longs et gestes grandiloquents, est avide de cette vie nouvelle. Il a la dalle, il veut manger Paris toute crue.

Anthony et Mérèndys Martine. ©Florian Salabert

Comme tout jeune premier lancé dans une quête, il lui faut un mentor. Ce sera Paris Ardant, copie hilarante et décalée de la célèbre actrice brune au phrasé ampoulé. À chacune de ses apparitions, les rires fusent dans la salle. C’est l’un des atouts du spectacle. L’acteur, déchaîné, excelle dans le comique de caractère avec le surjeu des émotions, dans le comique de situation, ou encore le burlesque. Il passe ainsi de l’arlequin à la drag-queen.

La réalité derrière les récits de la culture légitime

En se jouant des références culturelles considérées comme légitimes par la société française, Anthony Martine fait sien ce voyage initiatique souvent violent. La figure du Candide de Voltaire s’immisce dans les imaginaires. Comme lui, il doit quitter son château, son ancienne vie. Mais contrairement au personnage du philosophe des Lumières, le jeune homme afrodescendant, lui, le fait par choix. Il va enfin découvrir le monde. Comme Candide, il est victime d’événements marquants, voire traumatisants. Pour le jeune étudiant, ce seront ses expériences sexuelles, les remarques racistes, la violence symbolique de la prépa. La naïveté du début laissera la place à une grande lucidité, une conscience du monde et de lui-même.

Mérèndys Martine. ©Florian Salabert

Entre conte philosophique et médiéval, le récit alterne entre voyage introspectif loufoque et discours intime, presque invraisemblable parfois, qui souligne l’absurdité de la culture légitime blanche. En convoquant la légende du roi Arthur, ce jeune roturier propulsé roi, Anthony Martine souligne l’impossibilité, en tant que personne racisée, de monter si facilement en haut de l’échelle. Dans Quand on dort, on n’a pas faim, devenu bouffon, il cherche en vain les « clés du château » que pourrait lui donner le roi à force de bons et loyaux services. Résonne alors les paroles de son père, implacable : « Tu resteras toujours un bouffon, peu importe ce que tu feras pour leur ressembler ».

Le rappel de l’évidence

La métamorphose de ce Candide d’un nouveau genre passe aussi par la forme hybride du spectacle. Les vidéos et captures d’écrans mettent le spectateur face à un réel brutal. Le travail de Maël Kadjan à la création vidéo accentue le trop-plein et le malaise du personnage, reçus de plein fouet par le public. En cassant le quatrième mur, Anthony et Mérèndys Martine martèlent aussi une évidence qui n’apparaît pourtant toujours pas si limpide : le racisme se niche partout, dans tous les milieux.

Avec fracas, le mystère autour du titre de l’œuvre s’éclaircit : mieux vaut rester éveillé·e, porter haut et fort ses combats, vivre tel·le qu’on est et avec qui on veut, et manger la vie à pleines dents, que rester endormi·e.

Entre conte philosophique et médiéval, Quand on dort on n’a pas faim de et avec Anthony Martine, interroge l’hégémonie de la culture légitime blanche.

Visuel : © Florian Salabert