Nous avons rencontré la pianiste et l’organisatrice du Berlinsky 100 dans un café près de l’École normale de musique pour évoquer son père Valentin Berlinsky, le Quatuor Borodine qu’il a fondé en 1944 et les musiciens qu’elle réunit pour lui rendre hommage à l’occasion du centenaire de sa naissance. Berlinsky 100 aura lieu du 15 au 19 octobre à la Salle Cortot.
C’était un papa absolument formidable. J’ai gardé dans mes archives trois lettres qu’il m’a adressées quelques mois avant ma naissance. À l’époque, il n’y avait pas d’échographie et on ne pouvait pas connaître le sexe de l’enfant, mais mon père m’écrivait déjà en m’appelant Mila. Il m’écrivait des petites choses aimantes et tendres ; il me racontait ses voyages, ses concerts. Ma mère m’a donné ces lettres quand j’avais déjà plus de vingt ans. J’étais vraiment la fille à papa. Dans son travail, avec ses collègues et avec ses élèves, il a pu être assez sévère, mais avec moi, il était très doux. Il m’a toujours laissé la liberté et il a toujours respecté mes choix. Avec le recul, je pense qu’il n’était pas assez strict avec moi, surtout par rapport au travail. Nous avons beaucoup joué ensemble et plus tard, quand il était déjà très âgé, j’avais toujours peur pour lui sur scène. Nous étions très proches, nous étions amis.
Papa était un musicien d’une grande profondeur. On entend cela dans tous les enregistrements. Il avait un son immédiatement reconnaissable, même quand il ne jouait pas sur son propre instrument. Chaque instrument a sa propre voix, mais il y a aussi la voix de l’artiste et la « sonorité Berlinsky » était unique. Il était très attentif à tous les détails du texte, y compris avec ses collègues et avec ses élèves. Je me souviens qu’il m’a toujours dit par rapport aux textes de Beethoven – qui était l’un de ses Dieux – qu’il fallait les lire comme on lit la Bible. On peut toujours y découvrir des choses extraordinaires. Il a commencé le violoncelle à onze ans, ce qui est tard. Son père jouait dans le quatuor avec ses trois frères. Dans cette fratrie, il n’y avait qu’un seul musicien professionnel mais tout le monde faisait de la musique. Lorsque mon père s’est mis au violoncelle, la famille a quitté Irkoutsk et a déménagé à Moscou pour qu’il puisse intégrer l’École Centrale Musicale de Moscou.
C’était un Carlo Bergonzi, un instrument rare car Bergonzi n’a pas conçu beaucoup de violoncelles. Tout sa vie, il a joué sur ce violoncelle, mais l’instrument ne lui appartenait pas. Son violoncelle faisait partie d’une collection d’état. Je me souviens très bien qu’après le décès de mon père, les gens du Musée Glinka sont venus chez nous pour récupérer leur instrument. C’était difficile pour moi de voir partir ce violoncelle que mon père avait joué pendant plus de 60 ans.
Il m’a appris à être honnête vis-à-vis de soi-même. Lui était même trop honnête, trop naïf. Quand il faisait confiance à quelqu’un, il lui faisait confiance jusqu’au bout. Il avait du mal avec tous les changements des années 1990. Il ne voulait pas les voir, un peu comme le roi Lear ou Don Quichotte. Il voulait absolument continuer à croire en ses propres traditions. Il ne s’est jamais intéressé à la politique, mais il était patriote. Il m’a transmis cela. Il n’a jamais songé à quitter la Russie. J’ai déménagé en France dans les années 1990 pour des raisons familiales et il ne s’est jamais opposé à mon choix. La Russie était son pays natal et mon père ne pouvait pas vivre ailleurs. Moi, j’ai deux patries. J’ai vécu plus de la moitié de ma vie en France. On ne peut pas comprendre ce déchirement si on ne l’a pas vécu.
Pour mon père, le plus important était l’art, la musique. Il me disait que si tu fais quelque chose, tu le fais jusqu’au bout ou pas du tout et c’est une valeur que je partage complètement. La carrière venait en deuxième place. Il me disait qu’on ne doit pas demander quel sera le cachet pour le concert ou qui couvrira les frais de déplacement. On vient pour jouer avec quelqu’un. La génération qui jouait beaucoup avec lui partageait ces valeurs, mais le monde a tellement changé que je comprends aussi que ce n’est pas toujours possible. Les musiciens qui ne font pas carrière ont beau être géniaux et extraordinaires, mais ils ne gagneront pas leur croûte. Mais pour mon père, le quatuor venait en première place, avant ses élèves et sa famille.
Non, il ne voulait même pas l’envisager. Pour lui, ce serait une catastrophe absolue. En revanche, il a toujours beaucoup respecté tous mes choix musicaux. Il a toujours dit : « Mila n’est pas moi. Elle n’est pas le même musicien. Et que je respecte beaucoup ce qu’elle fait ».
Déjà, je suis pianiste. J’ai étudié le répertoire pour piano et à une autre époque. Mais de manière plus générale, je suis beaucoup plus aventurière que mon père. Lui, il a consacré toute sa vie au Quatuor Borodine et cela lui suffisait pour être heureux. Moi, j’ai une espèce de boulimie, pas seulement de musique, mais aussi de la littérature, de sculpture, d’architecture, et d’histoire. J’ai envie d’en savoir plus, de découvrir plus. J’ai des projets solos, mais aussi et surtout, je développe depuis des années, avec mon partenaire et époux Arthur Ancelle, un grand projet de mise en lumière du répertoire pour duo de pianos, à travers un festival, une académie de jeunes talents, une classe à l’École Normale de Musique de Paris et plein d’autres moyens de transmission. Papa a organisé plusieurs festivals et compétitions, notamment le Concours International de Quatuors à Cordes Dmitri Chostakovitch et le Festival International Dmitri Sakharov, mais toujours autour du quatuor à cordes. Moi, j’ai organisé des festivals dans des domaines divers, avec des éléments de théâtre, de l’opéra, de l’orchestre. Quand j’étais jeune, j’ai exploré tous les arts possibles. À un moment donné, je me suis prise de passion pour des icônes et je les ai étudiées à fond. J’ai passé deux ans dans la classe de chant de Nina Dorliak, l’épouse de Richter. J’étais très attirée par l’opéra. Petite fille, j’ai même fait du cinéma [Le Grand Voyage cosmique]. Il ne faut pas oublier non plus que j’ai eu deux enfants et qu’à un moment donné de ma vie, j’étais absolument concentrée sur eux.
C’est difficile à dire, il y en a tant. Mais je me souviens de [Rostislav] Dubinsky, le premier violon du Quatuor Borodine. C’était un passionné de littérature. Moi-même, j’ai commencé à lire très tôt et j’ai grandi entourée de livres. J’avais peut-être six ou sept ans quand je dérobais des livres dans la bibliothèque qui étaient interdits aux enfants aussi jeunes. L’un de ses livres était Crime et Châtiment de Dostoïevski, que j’ai évidemment lu en cachette. Mais Dubinsky m’a vu faire. Lui et sa femme m’ont beaucoup aimée, peut-être aussi parce qu’ils ne pouvaient pas avoir d’enfants. Il prenait à cœur mon éducation et quand il m’a vu lire Dostoïevski, il m’a dit : « D’accord, je ne dirai rien à tes parents, mais promets-moi que dans dix ans, tu vas le relire ». C’était un pédagogue incroyable. Je me rappelle très bien de [Mieczysław] Weiberg aussi. Il était très proche de mon papa et il m’a connue depuis toute petite. Je me souviens très bien de sa présence dans notre vie, dans ma vie. C’était un homme très doux, timide, mais tellement incroyable. Il venait à mes concerts quand j’étais encore petite.
Je me souviens aussi d’Anatoli Zverev, un très grand peintre des années 1960. Il a vécu chez toutes les familles et dans toutes les maisons de Moscou, y compris chez nous. Quand j’étais petite, nous vivions dans un très grand appartement dans la rue Kalyaevskaia et ma petite chambre donnait sur la rue. En hiver, il faisait froid et on n’ouvrait qu’un petit ventail de la fenêtre. Et c’est par cette petite ouverture qu’à six heures du matin, Zverev jetait des oranges dans ma chambre. Je lui ai ouvert et il m’a raconté l’histoire de Modigliani et Akhmatova à Paris. Ils ont vécu une forte et brève histoire d’amour et Modigliani l’a dessinée. Une fois, elle est venue chez lui avec un bouquet de roses et il n’était pas là. Elle a commencé à jeter les roses par la fenêtre. Les roses étaient tellement bien arrangées par terre que Modigliani croyait qu’elle était rentrée chez lui. Zverev m’a raconté cette anecdote quand j’avais cinq ou six ans et je m’en souviens encore aujourd’hui.
L’idée de départ est d’incarner l’esprit de Berlinsky, comme musicien et comme homme. Nous aurons quelques projections de films et la présentation de la nouvelle édition des mémoires de mon père, éditées par ma fille Macha [Matalaev], Le Quatuor d’une Vie. Quant à la programmation musicale : je ne pensais pas qu’il fallait nécessairement jouer qu’en formation du quatuor, même si sa présence dans le programme est indispensable. Mikhaïl Kopelman viendra exprès de New York. J’ai beaucoup joué avec le Quatuor Borodine quand il était encore le violoniste du Quatuor, mais cela fait 25 ans que nous n’avons plus joué ensemble. J’ai invité aussi le Quatuor Van Kuijk que j’aime beaucoup. Nous allons jouer le Quintette n° 2 de Dvořák. J’ai programmé aussi le Quatuor Danel qui jouera du Chostakovitch. Marc Danel était l’élève de mon père. Le Quatuor Kazakh jouera aussi et ce sont aussi des élèves de mon père. Yernar Myntayev, le violoncelliste du Quatuor Kazakh, se considère comme son fils spirituel, tout comme le contrebassiste Grigori Kovalevsky. Tous ces magnifiques musiciens vénéraient mon père. Je suis contente de la présence d’Alexander Raskatov qui a écrit une petite œuvre très drôle pour les 80 ans de papa : Ode for Valentine’s day pour 8 violoncelles et une bouteille de champagne. Je voulais absolument inclure la voix et c’est la mezzo-soprano Serafima Liberman qui chantera l’Aria des Bachianas Brasileiras. Ce n’est pas un hasard non plus. Ma grand-mère paternelle était chanteuse et elle avait une voix de contralto. Parmi les invités, nous avons aussi Elisabeth Leonskaja et Dmitri Sitkovetsky, le fils de Julian Sitkovetsky et Bella Davidovitch, une pianiste extraordinaire avec laquelle j’ai travaillé aussi. Ils ont été très proches avec mon père. J’ai programmé le Trio de Brahms que mon père a souvent joué. Nous le ferons avec le clarinettiste Nicolas Baldeyrou et une jeune violoncelliste russe, Anastasia Ushakova.
La vie d’artiste continue toujours, d’un projet vers l’autre, sans s’arrêter. En dehors des festivals que nous organisons, mon époux et moi donnons de nombreux concerts, en France et à l’étranger. Sans parler de nos étudiants ! Nous essayons de mettre à jour notre agenda de concerts sur notre site internet, à quelques concerts près…
Visuels : portrait de Ludmila Berlinskaïa © Felix Broede, duo Berlinskaïa/Ancelle en concert © Laurent Ardhuin, portrait du duo Berlinskaïa/Ancelle © Nathanael Charpentier. Valentin Berlinsky et Quatuor Borodine (1946), reproduit avec l’aimable autorisation de Ludmila Berlinskaïa.