« La Nuit du Cirque est une constellation vivante, mouvante, qui s’écrit au fil des rencontres et des projets »

La Nuit du Cirque rayonne désormais dans seize pays dix-neuf pays. Comment on tisse une telle constellation ? Entre singularités locales et désir d’un langage commun, comment se fabrique cette carte vivante du cirque contemporain ?

Delphine Poueymidanet : 

Du Big Bang en 2019 à la constellation actuelle, on a éclairé le trou noir du Covid avec une Nuit numérique, on a assisté à l’apparition de nouvelles galaxies dans de multiples territoires et pays de cirque, de nouvelles étoiles sont venues éclairer la Nuit… Depuis sept ans, La Nuit du Cirque s’est construite comme un réseau organique fait de liens, de complicités et d’un désir commun de faire rayonner le cirque de création. Dès le lancement, l’évènement a été envisagé dans une dimension européenne et internationale en cohérence avec la réalité des échanges et des coopérations tissés par les membres de Territoires de Cirque. Circostrada, circusnext, l’Institut français et la FEDEC ont très vite rejoint l’aventure et ont participé activement au déploiement de ce maillage. Des réseaux homologues, BUZZ et l’Association fédérale du cirque contemporain en Allemagne, ProCirque (Suisse), Czech Contemporary Circus Association (République Tchèque / Tchéquie) et Circuscentrum (Belgique – Flandres) pilotent aujourd’hui l’évènement dans leur pays et ces initiatives nous invitent à de nouvelles formes de collaborations. Territoires de Cirque initie et coordonne La Nuit du Cirque mais chaque pays, chaque structure s’en empare à sa manière, en fonction de ses réalités et de ses écosystèmes culturels. Ce qui relie toutes ces singularités, c’est que nous partageons tous un même esprit : celui d’un cirque libre, inventif, ouvert au monde. 

La Nuit du Cirque est une constellation vivante, mouvante, qui s’écrit au fil des rencontres et des projets.

Marina Rieger :

Depuis l’édition pilote en Allemagne en 2020 (La Nuit du Cirque – Lange Nacht des Zirkus), la collaboration pour La Nuit du Cirque repose effectivement d’abord sur un langage commun fort et une compréhension transfrontalière des arts du cirque contemporain. Le genre circassien allemand se développe à bien des égards dans le sillage des acteurs pionniers de la scène circassienne ou des tendances influentes dans les arts et les infrastructures établies en France. Les salles et les programmateurs qui se sont associés à ZEIT FÜR ZIRKUS dans le cadre de La Nuit du Cirque ont également contribué à accroître la visibilité des arts du cirque auprès du public. Conformément à l’objectif du festival décentralisé, qui est de prendre le temps d’explorer et de découvrir le cirque, cette invitation s’adresse à la fois à un public curieux et aux salles de spectacle, afin de leur faire découvrir la diversité et les spécificités des arts du cirque dans leur région et dans le cadre d’un festival international. De nouvelles salles se sont associées au festival dans un premier temps afin de se familiariser avec le cirque contemporain dans leur région et au-delà des frontières nationales, dans le but d’inclure à terme le cirque dans leur programmation saisonnière. L’Association fédérale du cirque contemporain en Allemagne (BUZZ) a pris en charge le partenariat national en coordination avec Territoires de Cirque afin d’assurer la visibilité des formats locaux émergents du cirque contemporain aux côtés des salles et programmateurs établis proposant une programmation distincte en cirque contemporain. Elle offre également un moyen d’entrer dans le secteur du cirque et éventuellement d’inviter des compagnies en tournée. La Nuit du Cirque est donc souvent une étape essentielle dans la croissance et le développement du paysage circassien contemporain allemand.

Pour tous les artistes et le public, La Nuit du Cirque permet de célébrer cet art dynamique à travers les nations et de se sentir unis par le cirque.

En Allemagne, Zeit für Zirkus est né en 2020 et compte déjà une quarantaine de partenaires. Qu’est-ce que cette édition allemande a transformé dans le paysage du cirque, en termes de visibilité, de reconnaissance, de désir aussi ?

Marina Rieger :

Depuis la première édition en 2020 du festival allemand Zeit für Zirkus, dans le cadre de La Nuit du Cirque, la scène circassienne allemande s’est développée à plusieurs égards. Malgré la pandémie, cette célébration annuelle du cirque contemporain a connu une croissance lente mais régulière du nombre d’événements. Les partenaires régionaux chargés de la coordination ont mis en place des activités festives locales qui sont reconnues par un public et des médias de plus en plus nombreux, et la coordination nationale du festival s’est associée avec succès au partenaire médiatique Arte, ce qui souligne également le partenariat franco-allemand du week-end festif.

Au cours des dernières éditions du festival, l’accent mis sur les lieux et les événements régionaux à Berlin, Cologne ou dans la « région de la Ruhr » (une région de Rhénanie-du-Nord-Westphalie) a permis de mettre en avant les artistes et les compagnies émergents ainsi que les styles uniques des communautés circassiennes régionales. 

Et un désir toujours plus grand de diffuser les arts du cirque a conduit les réseaux régionaux à s’associer à leurs propres partenaires et formats de programmes, comme par exemple avec le réseau de projets : Neuer Zirkus Ruhr dans la région dite « Ruhr ».

De plus en plus de partenaires se joignent à eux et contribuent au développement de la plus grande célébration nationale du cirque contemporain. Ils donnent de la visibilité aux arts du cirque et, en tant que lieu d’accueil, invitent le public à redécouvrir le cirque.

Du côté français, Territoires de Cirque impulse le mouvement depuis 2019. Comment percevez-vous aujourd’hui la circulation des œuvres, des artistes, des idées, par exemple dans votre cas entre la France et l’Allemagne ? Peut-on parler d’une scène européenne du cirque ?

Delphine Poueymidanet :

Oui, on peut parler d’une scène européenne du cirque contemporain, multiple et connectée. Les artistes, les œuvres, les idées circulent avec une intensité nouvelle, et cette circulation nourrit les pratiques autant qu’elle transforme les regards.

La coopération européenne est intrinsèque au cirque. De plus en plus de projets se conçoivent à plusieurs mains, entre structures et pays, dans une logique qui dépasse la simple diffusion. Circ-Ino, le nouveau Pôle International de Production et de Diffusion dédié à l’innovation dans les arts du cirque coopère avec quarante partenaires réguliers en Europe et dans le monde avec une expérience construite en 20 années, (Circ-Ino, mandataire Scène Conventionnée la Grainerie – partenaires : Pôles Nationaux Cirque Circa et la Verrerie, école supérieure de Toulouse Occitanie).  Entre la France et l’Allemagne, notamment, on observe une vraie porosité : coproductions, résidences croisées, échanges de savoir-faire. 

Mais cette vitalité repose sur des équilibres fragiles. Si les coopérations se multiplient, la pérennité des financements européens qui les soutiennent demeure une préoccupation majeure. Le programme Europe Créative ou les dispositifs de mobilité comme Erasmus et Culture Moves Europe sont essentiels pour permettre aux artistes et aux professionnels de la culture de se déplacer, aux œuvres de voyager et aux structures de tisser des partenariats durables. Les annonces de juillet laissent entendre un doublement du budget dédié à la culture avec le futur programme AgoraEU. C’est encourageant. Le cirque de création incarne pleinement les valeurs européennes — ouverture, diversité, solidarité, coopération, et doit pouvoir s’y inscrire. 

Nous plaidons pour que l’Europe continue à considérer le cirque comme un champ d’innovation culturelle, sociale et citoyenne. Car au-delà du spectacle, le cirque participe activement à la cohésion sociale, à la transition écologique et au dialogue interculturel.
Soutenir la circulation des artistes, lever les freins administratifs et fiscaux, renforcer les cofinancements nationaux : tout cela est essentiel si l’on veut que la scène européenne du cirque reste vivante et ouverte à tous. 

Dans le cadre des crises économiques que nous traversons, du repli de plus en plus important sur des positions politiques extrêmes et du recul des droits et de la démocratie en Europe et dans le monde, la coopération européenne et internationale est d’autant plus nécessaire.

Marina Rieger :

Le milieu du cirque a élargi ses communautés autour de l’éducation, de la création et des tournées à travers les nations, et la scène contemporaine allemande est fortement influencée par les échanges internationaux dans le domaine des arts. Les infrastructures publiques du secteur allemand du cirque diffèrent en termes d’enseignement supérieur, de recherche sur le cirque et de coproductions. Le cirque contemporain, qui fait partie des arts du spectacle indépendants, se distingue par ses solides réseaux de tournées, qui couvrent le plus souvent l’Europe.

Même dans les premières éditions du festival, on observe une tendance à la professionnalisation des artistes et des auteurs de cirque, ainsi qu’à la création de spectacles en dehors de l’Allemagne. Le secteur du cirque allemand est très international. On le constate également dans le partenariat pour l’édition 2025 avec le réseau de création Zirkus ON, qui regroupe des partenaires en Allemagne et Le Palc (Pôle National Cirque de Châlons-en-Champagne) en France, qui facilitent une partie des processus de création circassienne en Allemagne et à partir de l’Allemagne. Quant à l’image de cette édition 2025 du festival, elle montre SYMBIOSIS, un diptyque de cirque contemporain unique présenté dans un chapiteau, qui est également une coproduction internationale. Comme dans la circulation des œuvres entre la France et l’Allemagne, nous voyons par exemple l’artiste de cirque Roxana Küwen Arsalan travailler et tourner à la fois en France et en Allemagne, ainsi qu’à l’international, en salle et en plein air, avec ses spectacles.

Spectacles, étapes de travail, ateliers, expositions, la Nuit du Cirque multiplie les formats. Qu’est-ce que cette diversité raconte du cirque d’aujourd’hui, de ses manières d’exister et de se partager ?

Delphine Poueymidanet :

Elle raconte un art en pleine expansion, curieux de tout et de tous. Le cirque, aujourd’hui, ne se limite plus à la piste : il investit les théâtres, la rue, les musées, les écoles, les espaces inattendus. Cette diversité de formats et d’esthétiques traduit la vitalité du cirque contemporain, sa capacité à dialoguer avec les autres arts, les territoires et les publics. 

Dans les rendez-vous qui composent cette vaste Nuit du Cirque, on lit, en France, une forme de décomplexion. Si chaque lieu donne à sa Nuit une identité particulière, on observe cette année une augmentation de la pratique de la commande, ce qui donne lieu à des moments uniques. Alors que le cirque de création a pu se détourner à ses débuts de formes festives, parce qu’associées dans les imaginaires au cirque traditionnel, ces initiatives montrent une évolution à cet endroit. L’exigence artistique n’y est pas pour autant mise de côté. Ces manières inédites de marier divertissement et création sont particulièrement intéressantes.

La Nuit du Cirque reflète cette ouverture : elle donne à voir le cirque dans toute sa richesse, de la recherche à la représentation, de la pratique à la rencontre.

Marina Rieger :

Les méthodes de recherche, de création et de présentation des arts du cirque sont en constante évolution et en dialogue avec leurs communautés et leurs régions. Cela se reflète également dans la diversité des formats présentés lors des éditions du festival. De plus, l’augmentation du nombre de participants est également due à la croissance des communautés de cirque contemporain basées en Allemagne. Les artistes et les auteurs ont tendance à partager leurs réflexions sur leurs processus de création lorsqu’ils créent de nouvelles œuvres. Cette dynamique est liée au nombre d’artistes professionnels qui ont été les pionniers du nouveau cirque depuis le milieu des années 90 et le début des années 2000. Depuis lors, ils ont également acquis des connaissances et une expertise uniques en matière de « pratique du cirque », qui sont souvent partagées dans le cadre d’un transfert informel de connaissances lors d’ateliers. Associé à la nouvelle génération d’artistes diplômés des programmes universitaires internationaux de cirque, nous voyons les arts du cirque indépendants issus des sous-cultures se fondre dans la culture dominante et de nouvelles façons d’engager le dialogue avec les communautés et les régions. Le cirque contemporain élargit également le dialogue dans d’autres domaines artistiques et dans les médias.

Aujourd’hui, le cirque contemporain en Allemagne peut également mélanger des pratiques issues du théâtre dans l’espace public, de la danse contemporaine, du théâtre physique et de la performance plastique. Les artistes s’associent dans des pratiques nouvelles et alternatives et créent des performances interactives et spécifiques à un site.

Partager une étape de création (présentation d’un travail en cours) ou des techniques et des pratiques dans le cadre d’un atelier permet non seulement d’échanger entre professionnels, mais aussi d’interpeller un public curieux afin qu’il découvre les arts du cirque sous différents angles. Suivre le processus de création circassienne permet d’élargir la vision de ce qu’est réellement le cirque aujourd’hui. 

Il permet également de comprendre non seulement en tant que spectateur dans le public, mais aussi en entrant dans le studio et en découvrant le cirque dans son expression esthétique, au-delà des « figures et techniques », et en façonnant la compréhension de ce qu’on appelle « l’esprit du cirque ». Au fond, les arts du cirque d’aujourd’hui ont le potentiel de créer des liens entre les nations, sans barrières linguistiques, et d’incarner avec sincérité les discours sociétaux complexes et le pouvoir d’interconnecter et de créer un sens communautaire dans la diversité.

Et puis, au fond, qu’est-ce qu’on célèbre pendant ces trois nuits ? Une fête, une communauté, une résistance culturelle ? Ou bien tout cela à la fois ?

Delphine Poueymidanet :

On célèbre la joie de se retrouver, tout simplement. La joie de créer, de partager, d’être ensemble autour d’un art qui relie.
C’est une fête, bien sûr, mais aussi une affirmation : celle d’une communauté artistique vivante, inventive, solidaire. Et c’est, d’une certaine manière, une résistance culturelle — célébrer le vivant, la liberté de créer, la beauté du geste collectif.

Pendant ces trois nuits, on célèbre le cirque comme un art populaire et exigent, un art du risque et de l’élan, qui continue de nous rappeler combien l’équilibre se construit à plusieurs.

Marina Rieger :

Zeit für Zirkus (Le temps du cirque) est né d’une revendication du secteur allemand du cirque contemporain à l’occasion de La Nuit du Cirque, afin de souligner qu’il est temps de reconnaître cette forme d’art comme faisant partie des arts du spectacle et de lui accorder un statut égal en matière de financement public et d’infrastructures culturelles. En ce sens, la célébration de la mi-novembre est également un rappel constant que les professionnels du cirque doivent être considérés comme des artistes à part entière. Se joindre à la célébration de la diversité des formats du cirque contemporain permet également de mieux faire connaître au public ce que signifie aujourd’hui l’art du cirque. L’image publique de l’art du cirque a été dominée par des attributions et, en partie, dépassées à bien des égards. Une partie de la société n’a pas vu de cirque depuis sa petite enfance ou le considère comme un spectacle familial par excellence. Au fond, il s’agit donc aussi d’une invitation au public à faire preuve de curiosité et à prendre le temps de (re)découvrir le cirque. Les arts du cirque qui se déroulent également en dehors du répertoire artistique institutionnalisé et classique. Les arts du cirque qui se rencontrent également dans les stations de métro ou qui installent leur chapiteau à l’extérieur pour vous inviter à entrer, comme une pratique de rencontre avec l’inattendu ou l’inconnu. Un acte de résistance culturelle toujours aussi important. Et si tout cela était vrai à la fois ? En soi, cette pensée ressemble beaucoup au cirque : elle invite à la fabulation et suscite l’engagement.