La Discult, ép. 33 avec Philippe Geluck : «La Joconde nous regarde où qu’on soit dans la pièce, le chat aussi »

Peu savent que les vraies origines du Chat, ce sont les cartons de remerciements de votre mariage. Qu’est-ce qui fait que le chat est resté un personnage plutôt masculin et plutôt singulier ?

Sur le carton de mariage, il me représente. Je lui fais porter des lunettes. Et quand je dois inventer un personnage pour le journal, je repense à ce chat et je me dis mais ça aurait du sens, je l’ai mis debout, je lui ai fait dire des choses. Donc ce chat-là, c’est moi qui deviens le personnage, mais ce n’est plus moi, c’est lui, et mais il y a forcément quelque chose, il est né, en fait. Et Geluck créa le chat ! Il y a un côté créateur et créature. Si Dieu a créé l’homme à son image, j’ai créé Le Chat à mon image à moi.

Parfois, on ne sait pas trop qui lui doit tout, à qui. C’est quand même lui qui a besoin de dire qu’il vous doit tout sur l’affiche…

J’espère, sans moi, il n’existerait pas. Maintenant, moi je lui dois un bonheur artistique auquel je ne m’attendais pas. Au début, dans le journal, je devais illustrer des papiers que des journalistes me soumettaient le mercredi pour publication le mardi suivant dans le supplément « Temps libre » sur des sujets hors actualité. Au départ, ils n’étaient pas toujours chauds pour que j’intervienne sur leurs papiers, parce qu’ils trouvaient que c’était parfois dévalorisant envers ce qu’ils avaient écrit très sérieusement, et un jour, il y a eu au journal une étude pour voir quelle partie du journal est la plus lue. Il est apparu que les articles que j’ai illustrés étaient lus huit fois plus que tous les autres, et là, du jour au lendemain, ils me l’ont avoué, en rigolant, du jour au lendemain, ils ont changé d’avis, et alors que certains retenaient leurs papiers jusqu’au lendemain de mon passage, pour être sûrs que je n’intervienne pas dessus, ils se sont mis à m’attendre à la la rédaction, en disant Philippe, regarde, j’ai écrit un papier sur tel sujet, je crois que ça peut t’inspirer un truc, et voilà.

Quel a été le chat le plus difficile à dessiner ?

C’était celui pour le numéro anniversaire des vingt ans dans le journal. L’anniversaire, la première publication était le 22 mars 83, et donc le 22 mars 2003, on décide de sortir un numéro spécial que je devais illustrer entièrement, un boulot de gueux, sauf que George Bush déclenche la guerre sur l’Irak le jeudi soir, et que nous sortons le samedi. La rédactrice en chef a décidé qu’on restait en Une. Je remercie Pierre Kroll, le dessinateur qui m’a aidé à trouver l’idée, c’est le seul dessin sur lequel j’ai eu une aide, sinon j’ai toujours tout produit tout seul : j’ai dessiné le chat dans le désert, là-bas, il a un gâteau d’anniversaire, les bougies sont éteintes, en titre « le chat à 20 ans », il y a déjà des corps de civils et militaires autour de lui, et donc le chat a 20 ans, et les cadavres disent « nous aussi ». Ça a marqué.

Il y a beaucoup de dialogues avec l’histoire de l’art dans l’exposition. Quel est votre rapport au surréalisme ?

Mon rapport au surréalisme est belge, parce que j’étais beaucoup plus passionné et amusé par les surréalistes belges que par les français. Breton, qui a voulu théoriser sur le truc, ça me parlait moins, tandis que Magritte, Scutenaire, et pour moi, Jérôme Bosch, qui est l’inventeur du surréalisme.

Comment appelle-t-on le sens de la formule belge ?

À Bruxelles, on parle de l’esprit bruxellois, ou de Zwanze, Z-W-A-N-Z-E. Le Chat est issu de cette culture-là, mais il n’est pas belge au sens littéral du terme, et parfois au sens péjoratif du mot. Mais je disais, et Elie Barnavi connaît la phrase, mais on ne sait plus de qui il est, il va la rechercher, c’est quelqu’un qui a dit un jour : « Il n’y a pas de plus grande volupté que d’être pris pour un con par un imbécile. » Et on aime jouer au con, même si parfois on ne l’est pas, mais c’est voluptueux.

Vous aimez jouer tout court, est-ce que vous n’avez jamais cessé d’être comédien ?

J’ai cessé, après dix ans de pratique des planches, pour deux raisons. La première, qui était très factuelle, c’est que nous avons eu nos enfants, et que je me suis dit que ce n’était pas possible d’être parti tous les soirs, au théâtre, ou en province, ou même à l’étranger, pour jouer, et de ne pas pouvoir lire une histoire à mes enfants le soir, alors que j’allais en raconter à des gens que je ne connaissais pas, dans des salles de spectacle. Et l’autre raison, mais que je me suis avouée bien plus tard, c’est que je pense que je n’étais pas non plus le comédien indispensable au métier.

Mais quand vous étiez chroniqueur…

Quand j’ai fait de la télé, de la radio, je pense que mon métier de comédien m’a aidé, mon métier de comédien m’a vraiment aidé, d’abord pour l’expression, pour pouvoir parler en public sans être… Voilà, avec assurance. Et peut-être le chat est-il aussi issu de ça un peu, parce que je l’imagine presque sur scène en stand-up, en one-man show, il est face à son public. Et, si on regarde bien, il nous regarde quand il nous parle. Contrairement à des acteurs de théâtre qui se parlent entre eux. Forcément, il y a le quatrième mur. En stand-up, il n’y a plus de quatrième mur. On parle aux gens et on dit toujours que la Joconde nous regarde où qu’on se trouve dans la pièce, le chat aussi.

Le Chat, c’est un très jeune stand-upeur de 42 ans ?

Oui, voilà, mais qui a commencé tôt.

Dans l’exposition, évidemment, on voit beaucoup de vos œuvres avec différents médias, aussi bien le bronze que des photos, des vidéos…  Ajouter la couleur a déjà été une aventure.

Oui, sauf que la couleur, je l’avais abordée avec mes aquarelles avant le chat. Et puis, dans le chat, c’est drôle parce que Jean-Paul Mougin, que je cite, qui était rédacteur à suivre la revue de BD de Casterman, m’a demandé un jour des planches, pleines pages. Cinq, c’était la demande. Quand je l’ai lue à portée, il les a lues, il a adoré. Il a dit : «Bon, maintenant, tu peux les mettre en couleur. » J’ai dit, mais non, le chat, c’est du noir et blanc. Mais il m’a dit : « Non, moi, en noir et blanc, je ne les passe pas. Il faut de la couleur. » Alors, je me suis mis à réfléchir à ça. J’ai fait des essais et puis j’ai trouvé une merveilleuse coloriste, parce qu’en BD, c’était la tradition. Hergé ne faisait pas lui-même ses couleurs. Aucun. Lucky Luke, non plus. C’est des coloristes qui faisaient ça à la gouache, etc. Et elle m’a fait des merveilles. Et puis, j’en ai trouvé une autre et puis une autre. Et puis, finalement, Serge Dehaze, que je cite dans tous mes albums, qui fait mes couleurs. Et maintenant, alors, ce n’est plus à la gouache. Maintenant, c’est sur Photoshop, avec l’intérêt et l’avantage que, quand il a travaillé pendant une journée à l’atelier, il me transmet le fruit de son travail. Et là, je peux me réapproprier, c’est-à-dire que je trouve que ça ne me convient pas. Je peux changer. Tandis qu’à la gouache, il fallait tout recommencer si ce n’était pas bien. Et voilà. Et la couleur fut. Et la couleur fut.

Alors, je reparle un peu des autres médias, notamment les sculptures qu’on connaît peut-être moins. Quand est arrivée cette idée de faire de ce chat en bronze ?

C’est arrivé très vite. En fait, j’avais, je sculptais déjà des choses. L’homme à la main coupée, c’est avant le chat. Et j’avais fait plein de, déjà, d’objets, de trucs, de parties. Quand j’avais même fait une Vénus de Milou à qui j’avais ajouté un bras dans le plâtre et avec un tissu qui tenait en disant voilà, elle a eu un accident et on répare. Et puis un jour, il y a à la rédaction du journal, en 86, on me dit qu’il y a quelqu’un qui est venu me voir. Et c’est un grand gaillard qui m’apporte un buste du chat qu’il a fait lui-même. Et je suis assez bluffé par la qualité technique. Mais je lui dis : « C’est du très beau travail», mais je dis : « ce n’est pas le chat. » Il me dit : « il n’y a que toi qui peux savoir. » Je dis oui, mais il dit :  « Passe à l’atelier et on va voir. » Et je vais dans son atelier, il me donne de la terre glaise et je fais un buste du chat et je le lui fais en 15 minutes. Et le type me dit : « Tu es sculpteur. » Depuis, je ne me suis jamais arrêté.

Voilà, le chat, lui, se mesure à pas mal de personnages de BD et vous, vous mesurez à des grands artistes. Pourquoi ce besoin de se mesurer?

Un jour j’ai dit à Pierre : « Je suis fracassé par la force de tes tableaux. » Je dis : « Tu dois tout de même admettre une chose, c’est que mes tableaux sont plus drôles que les tiens» On dit ça à Pierre Soulages, il a éclaté de rire et il a dit : « Ce n’est pas faux. » Et donc, ce dialogue, c’est une sorte d’adresse à des prestigieux confrères. Parce que Soulages m’a dit la première fois, quand je visitais son atelier, il m’a mis la main sur l’épaule, il a dit : « Tu sais, on devrait se dire, tu, on fait le même métier. » Et là, je me suis dit, mais oui, c’est vrai. C’est pour ça que j’ose m’adresser à Vermeer, à tous les grands, parce qu’on fait le même métier, on est dans le même domaine. Maintenant, en toute humilité et modestie, moi, je me sens un petit Poucet à côté de ces géants. Jamais, je n’oserais même croire que ce que je fais là est mérité. J’ai le sentiment d’être un imposteur.

Avez-vous eu envie de dessiner autre chose que Le Chat, de lui être infidèle ?

Alors, je n’ai pas cessé de le faire, puisque depuis 40 ans, j’ai quand même toujours continué à faire soit de la radio, de la télé, de l’écriture, des gravures détournées, d’autres dessins. Et j’en présente des dessins de presse un petit peu, un petit peu trash pour Ciné mensuel et Ciné Hebdo. Donc, je l’ai fait. J’ai ce besoin et je pense que cela fait partie de mon hygiène mentale. Alors, c’est vrai qu’il est ici, il n’y a quasiment que lui dans l’expo. Mais je continue de produire des choses qui ne sont pas Le Chat.

Quand vous ne comprenez pas quelque chose, est-ce que vous ne dessinez pas le Chat pour qu’il vous explique, pour mettre les choses au clair ?

C’est vrai qu’il m’aide à affronter les vicissitudes de l’existence de la société. Et il est un formidable pansement à l’âme pour moi et pour mes lecteurs qui me disent, j’en reçois des témoignages absolument bouleversants. Une dame m’a remis un jour une lettre, c’était au musée en Herbe, au vernissage. Elle vient vers moi et dit : « J’ai une lettre pour vous. » Je la remercie et lui dis que je ne peux pas la lire ici. Et je la mets dans la poche de ma veste. Et puis j’oublie. Et le lendemain matin, il y avait une journée de presse. Avec Dany, nous allons prendre un petit déjeuner dans le café à côté du musée, rue de Rivoli. Et on est dans un café désert, il est 9 h 30 du matin et on prend notre croissant, notre café. Et puis je veux prendre un stylo et je sens l’enveloppe, je la sors de ma poche. Elle me dit, lis-la moi. Et ça commence par ces mots : « Monsieur, vous m’avez sauvé la vie. J’étais dans une dépression calamiteuse. Je me laissais mourir. J’avais fermé les volets. Je ne me levais plus, je ne me lavais plus, je ne me nourrissais plus. Et ma main glisse à côté du lit et je remonte en album du chat. Que je commence à lire. Et au bout de quelques pages, je m’entends rire. Elle dit, j’ai lu tout l’album. Je me suis levée, j’ai ouvert les volets. J’ai ouvert les volets, je me suis fait une tasse de thé, je me suis lavée, coiffée, habillée. Je suis sortie et je suis redevenue la femme que je voulais être ». Et je vous jure que j’en ai la chair de poule parce qu’on est là tous les deux, ma femme et moi, on a les larmes qui nous viennent. Et à ce moment-là, je sens une main sur mon épaule. Et quelqu’un me dit : « C’est ma lettre que vous êtes en train de lire ». Elle était dans le café, un endroit où je ne l’aurais pas reconnue. Je me suis levé, je l’ai serré sur mon cœur. Et elle m’a encore dit merci. Et je dis : « Mais c’est incroyable, vous me suivez. » Elle dit: « Non, je ne suis jamais venue dans ce café. Je suis venu ce matin, j’ai un rendez-vous pour un emploi de rue plus loin. Et je suis venue prendre un café là ce matin. »

Est-ce que Le Chat est toujours en quête de ses origines ?

Alors, j’étais parti sur une autre idée. Je voulais raconter l’enfance du chat. Et je commence à faire des dessins. D’ailleurs, certains sont dans l’album. Et je commence à dessiner des dessins où il est enfant. Mais où il fait des blagues nulles. Mais tout à coup, il attrape une conviction. C’est qu’il se dit qu’il peut devenir un héros de BD. Et donc, il va voir un psychiatre qui lui conseille de se faire dessiner par quelqu’un. Et là, il va se mettre à appeler Maurice, le dessinateur de Lucky Luke. Puis, il cherche un dessinateur qui pourrait le représenter. Puis, il va sonner chez Peyot, etc. Et puis, il se dit, je suis bête, c’est au plus grand d’entre tous que je dois m’adresser. À Hergé, le créateur de Tintin. Or, Hergé, à l’époque, est hospitalisé. Et on va se rencontrer. En fait, je vais l’emmener chez moi. Et je vais le dessiner et je l’invente le 3 mars 83. Et c’est ce jour-là que Hergé est mort. Et ce que je vous dis là, c’est la vérité. Après avoir fait quelques-uns de ses dessins enfants, je me suis dit que cela allait être insupportable et devenir un système. Donc, j’ai limité ses dessins d’enfance à 3 ou 4 pages. Et puis, je me suis dit, mais c’est un journaliste qui vient l’interviewer, qui lui demande de parler de sa famille. Là, il raconte le truc. Il sort des photos d’un carton et on enchaîne. Et après, on revient…

Parce que Le Chat sans vous, ça n’existe pas, en fait. Donc, il faut que vous soyez un peu dans les panoramas…

Vous avez fait une enquête. Oui, c’est ça. Et puis, je reviens sur un album plus traditionnel.

Est-ce qu’il y a quelque chose que vous n’avez pas encore fait avec Le Chat et qui est dans vos projets ?

Je n’ai pas encore créé un musée. Et ça, c’est pour dans deux ans. Il va y avoir à Bruxelles le musée du Chat et du dessin d’humour. C’est un grand projet, donc je pense que je vais me concentrer là-dessus, maintenant. Mais je dessine néanmoins tous les jours. Je continue. C’est Moebius, le dessinateur, qui m’avait dit : « Tu vas voir, l’inspiration, c’est comme un puits. Tu prends de l’eau. Et tant qu’il y en a, sers-toi. » C’est beau. Et c’est ce que je fais. Et il y en a toujours !