La Cinémathèque française a choisi d’annuler, ce dimanche 15 décembre, la projection du sulfureux Dernier Tango à Paris (1972) de Bernardo Bertolucci, prévue dans le cadre d’une rétrospective Marlon Brando. Une décision motivée, selon son communiqué, par des « risques sécuritaires » et un « souci d’apaisement », mais qui soulève une autre question : pourquoi priver le public d’un débat nécessaire sur cette œuvre controversée ?
Le Dernier Tango à Paris est un film marqué par une scène qui cristallise aujourd’hui toute la violence systémique d’une industrie patriarcale. Maria Schneider, 19 ans à l’époque du tournage, n’a pas été informée des détails de la tristement célèbre séquence de viol orchestrée par Bertolucci et Marlon Brando pour « capturer une émotion authentique ». L’actrice décrira plus tard cette expérience comme une humiliation et un « viol psychologique ». Ces révélations, mises en lumière par Jessica Chastain en 2017, ont profondément marqué les débats sur le consentement et les abus de pouvoir dans le cinéma.
Pour autant, l’annulation pure et simple de la projection pose problème. Si la douleur qu’évoque ce film est incontestable, effacer une œuvre ne permet pas de déconstruire les systèmes de domination qu’elle incarne. Montrer le film avec une médiation, un débat, ou même une critique ouverte aurait pu permettre de transformer une séance en un moment d’éducation et de réflexion collective.
En choisissant d’annuler sans proposer d’alternative, la Cinémathèque esquive un débat nécessaire. Cette posture met en lumière une tension entre deux attentes contradictoires : celle de protéger les victimes et celle de confronter une œuvre à la lumière des évolutions sociétales.
Le féminisme n’est pas un processus d’éradication de l’art, mais de réflexion. Comme l’a souligné l’historienne du cinéma et auteure Vanessa Schneider, il ne s’agit pas de faire disparaître ces œuvres, mais de les recontextualiser et d’en discuter les enjeux sociaux et éthiques dans le monde d’aujourd’hui. « Il faut pouvoir regarder ces films avec une conscience accrue des violences qu’ils montrent, tout en les abordant de manière critique », expliquait-elle dans Le Monde en 2017, à propos des films qui véhiculent des pratiques abusives à travers le temps.
Annuler sans expliquer, c’est risquer d’alimenter un faux débat sur la censure culturelle. Cela donne à certain·es le prétexte d’accuser les luttes féministes de vouloir effacer le passé, quand leur véritable objectif est de le réinterroger avec lucidité.
En choisissant une approche pédagogique, la Cinémathèque aurait pu faire du Dernier Tango à Paris un objet d’étude, plutôt qu’une œuvre taboue. Contextualiser, c’est reconnaître que ce film, malgré ses qualités artistiques, est aussi le produit d’une époque où le consentement des femmes pouvait être bafoué sans remise en question.
Annuler cette projection a peut-être permis d’éviter des tensions à court terme, mais elle laisse en suspens des questions cruciales. Comment préserver le patrimoine tout en restant fidèle aux luttes contemporaines pour l’égalité ? Comment analyser des œuvres issues de systèmes oppressifs sans les glorifier ?
Le cinéma, comme tout art, ne vit pas en dehors des réalités sociales. Ignorer ses zones d’ombre, c’est manquer une occasion de grandir en tant que société. Avec un débat en amont, un cadre pédagogique et un espace pour écouter les victimes, cette projection aurait pu transformer une polémique en une avancée.
Car finalement, l’enjeu n’est pas d’annuler, mais de déconstruire. Pour que ces récits de violences ne soient plus jamais normalisés, ni dans la vie, ni sur un écran. Ce choix, bien qu’il puisse sembler pragmatique, risque de renforcer une tendance inquiétante : celle de contourner les sujets délicats au lieu de les affronter. Et pourtant, il y avait là une opportunité précieuse de repenser notre rapport à l’art problématique à l’ère post-MeToo.
Visuel : Affiche du Dernier Tango à Paris (1972) de Bernardo Bertolucci