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Karlsruhe : la renaissance réussie de « The Wreckers » de Ethel Smyth

par Helene Adam
05.10.2024

L’opéra de Karlsruhe (Badisches Staatstheater) réserve régulièrement de bien belles surprises à son public. En ouvrant sa nouvelle saison avec le très rare « The Wreckers » (les naufrageurs) de la compositrice britannique Ethel Smyth, il permet de découvrir une œuvre magnifique et oubliée, dans des conditions de réalisation parfaites.

Une compositrice prolifique et moderne

Ethel Smyth n’était pas seulement une militante féministe activiste qui fit même de la prison pour défendre ses idées, elle fut également un précurseur sur le plan de la composition musicale.

Son troisième opéra,  est composé sur un livret français à l’origine, écrit par Henry Brewster. C’est une histoire de petit port de pêche en Cornouailles avec ses rudes gaillards (et gaillardes), naufrageurs de leur état, qui pillent allègrement les navires qui s’approchent, tuant et dépouillant leurs occupants. Le thème est original, la puissance de l’évocation de la vie maritime n’est pas sans évoquer le Vaisseau Fantôme, comme l’histoire d’amour fou, l’acte 2 de Tristan und Isolde.

Le drame est solidement construit, les chœurs ont une place de choix, représentant le collectif de ces pêcheurs qui meurent de faim si cette occupation criminelle vient à être remise en cause. La morale est sauve puisqu’ils sont bénis par Dieu, mais l’un d’entre eux, choqué par le procédé, les trahit en allumant de grands feux sur la côte pour alerter les navires du danger.

Un chassé-croisé amoureux, se rajoute à l’intrigue sociale et politique, offrant des scènes lyriques superbes qui s’entremêlent avec le caractère souvent épique de la musique dédiée aux chœurs.  Les parties instrumentales ne sont pas en reste,  puisque Ethel Smyth compose une très belle ouverture et un prélude (« On the cliffs of Cornwall ») à l’acte 2 à l’orchestration complexe et passionnante.

Car, si l’œuvre est typiquement post-wagnérienne, elle annonce aussi d’autres évolutions musicales du vingtième siècle. On y sent par exemple l’influence de Mahler que Ethel Smyth admirait énormément et surtout, dans sa version anglaise, l’œuvre de Smyth semble annoncer les futurs opéra de son compatriote Benjamin Britten, composés quarante ans plus tard.

Quant au thème, celui d’une communauté aux règles d’airain, repliée sur elle-même et sur ses coupables activités, fanatisée, obsédée par la mort, à laquelle un lumineux couple tente d’échapper, il recèle tant de modernité qu’il fait le miel des metteurs en scène. La renaissance de ces Weckers se poursuivra d’ailleurs en Allemagne, après celle de Karlsruhe, puisque la version allemande, « Strandrecht », sera donnée en octobre à Meinigen puis au Mecklenburgisches Staatstheater à Schwerin.

Malédiction et misogynie

Hélas, cette très belle œuvre, n’a pas réussi à s’imposer en son temps. Après un concours de circonstances malheureux qui aboutit à l’annulation d’une Première prévue à Monte Carlo, ces naufrageurs sont poursuivis par la malchance et sans doute victimes des réticences à l’égard des femmes compositrices qui durèrent fort longtemps dans le milieu de la musique classique.

Ethel Smyth ne put créer son opéra qu’en novembre 1906 à Leipzig sous le titre de « Strandrecht » (le droit de la plage) et en langue allemande dans une version tronquée.

Par la suite, la notoriété d’Ethel Smyth conduit le chef d’orchestre britannique Thomas Beecham à récupérer l’intégralité de la partition et à proposer à cette dernière de réaliser une traduction en anglais du livret, ce qu’elle fera avec l’aide de la traductrice et poétesse Alma Strettell, spécialiste des contes et légendes populaires.

Thomas Beecham dirige alors la création d’une première intégrale, à Londres au Her Majesty’s Theatre, en juin 1909.

Mais il faudra attendre 2022 pour la voir enfin créée dans sa version originale française au festival de Glyndenbourne.

Karlsruhe choisit la version anglaise, pour une création en Allemagne, et il faut bien dire que la composition musicale de Smyth est particulièrement appropriée à la langue de Shakespeare, l’histoire y gagne en authenticité et l’on pressent au travers de nombreux dialogues, le futur Peter Grimes de Benjamin Britten comme si Ethel Smyth, avec un peu plus de notoriété, aurait pu être le chainon manquant des œuvres lyriques en anglais dans les deux siècles et demie qui séparent Purcell et Britten.

Et, soulignons-le d’entrée :  il est toujours agréable de découvrir une œuvre forte dans d’aussi bonnes conditions !

La survie en milieu hostile

A l’origine de l’histoire, il y a ce « droit de la plage » qui considère généralement que les biens perdus en mer lors d’un naufrage et échoués sur la plage, appartiennent à ceux qui y vivent. De là, à forcer directement le destin, il n’y a qu’un pas, surtout quand on est pauvre et que la pêche ne nourrit pas son homme.

Ethel Smyth, elle, avait été très impressionnée lors d’un voyage en Cornouailles par ces pratiques sauvages des pêcheurs locaux et cela « l’obsédait » comme elle l’a raconté dans ses mémoires.

Pour une population pauvre, l’attirance envers les richesses supposées et le désir de découvrir des biens inattendus l’emportait sur tout autre considération et même l’Église couvrait ses pratiques et les bénissait., allant jusqu’à reprocher aux villageois de porter secours aux naufragés un jour de sabbat et couvrant de fait, de manière parfaitement hypocrite, la volonté de déclarer les biens échoués comme appartenant à la communauté, tous les marins et passagers étant décédés.

La cruauté « autorisée » en quelque sorte pouvait conduire aussi au massacre des survivants, toutes pratiques courantes qu’Etel Smyth se fit raconter lors de son séjour en Cornouailles et dont elle rend compte dans ses récits et dans son œuvre. Elle avait entendu également parler de l’histoire de deux amoureux qui allumaient des balises d’avertissement, trahissant ainsi leur village tout entier. Et c’est à partir du recueil de ces multiples récits qu’Etel Smyth a demandé à son ami Henry Brewster, écrivain, philosophe et poète britannique, d’écrire un livret. C’est lui qui suggère de choisir la langue de Molière, considérant que l’œuvre avait davantage de chances d’être créée en France qu’au Royaume Uni.

Keith Warner aux manettes

Le metteur en scène d’opéra britannique est surtout connu pour ses productions dans Wagner. A Karlsruhe, il a recueilli d’excellentes critiques avec la mise en scène de « Parsifal », et la création de l’opéra « Wahnfried » d’Avner Dorman, cette histoire de la famille Wagner.

Il explique lors un entretien publié dans la brochure du Théâtre, qu’il a découvert « the Wreckers » au début des années quatre-vingt et qu’il a tenté plusieurs fois de le monter, à l’ENO (English national opera) d’abord, où il travaillait beaucoup à l’époque, puis au festival de Brighton où le projet a failli voir le jour mais a finalement échoué.

 

 Keith Warner considère le thème et le fil dramatique comme toujours d’actualité. « Nous sommes les naufrageurs de l’époque actuelle » affirme-t-il, s’appuyant sur les dangers de destruction de la planète ou au moins, de détérioration de la vie humaine, suite au réchauffement climatique, l’histoire de la vie et de la survie.

Warner insère l’histoire dramatique sur fond de violences quotidiennes, dans un futur qui verrait l’humanité recluse à l’intérieur d’un vieux rafiot, où l’on accède par d’énormes portes étanches et rondes, et dont les parois sont surmontées par une rangée de hublots où apparait une eau sale et agitée. Les pêcheurs entrent dans leur aire de refuge affublés de masques anti-gaz, l’air extérieur étant sans doute devenu irrespirable et y ramènent leur butin et leurs proies. Ce monde d’adultes ne comprend qu’un enfant, le jeune Jack, couvé et choyé comme dernier survivant de l’espèce comme les quelques plantes vertes conservées sous cloche.

Durant la longue ouverture qui dure près de dix minutes et multiplies les contrastes musicaux et les effets instrumentaux, nous assistons à ce véritable ballet des « naufrageurs » ramenant butin et proie, et usant de la violence pour obtenir qu’on leur ouvre les coffres avant qu’ils n’exterminent les malheureux survivants. Durant la scène de l’office religieux, les tuyaux d’évacuation qui décorent la paroi côté jardin de la scène, s’éclairent partiellement formant une Croix protectrice et inquiétante toute à la fois puisque la religion justifie les crimes.

On restera dans le cadre de ce décor unique conçu par Tilo Steffens, qui s’offrira des évolutions internes en fonction des changements de lieu : on verra en particulier descendre des cintres des blocs rectangulaires qui figureront d’abord les rochers de la grève où Mark allume ses feux de détresse pour alerter les navires puis s’ouvriront durant la scène d’amour de Mark et Thirza pour dévoiler rêves et cauchemars : la corde dont seront menacés les amants si leur trahison est révélée, un paysage idyllique désormais inaccessible…

Le troisième acte très resserré, intense et dramatique, est essentiellement consacré à la mise en accusation des « traîtres » à la communauté des élus de Dieu, puis à leur mort. Warner concentre lui aussi l’action, le plateau est entièrement occupé par les pêcheurs et juges, qui capturent d’abord Pascoe à l’aide d’un gigantesque filet, puis condamnent avec l’exultation du fanatisme, Thirza et Mark. Le final montre l’immense filet bleu, que les pêcheurs ravaudaient durant l’un des chœurs de l’acte 2, remonter devant les condamnés et s’élever tandis qu’une vidéo projette une mer sale et houleuse les « noyant » sous nos yeux dans un fracas musical très évocateur.

On l’aura compris, il s’agit d’une mise en scène qui s’autorise quelques audaces de transposition mais reste finalement fidèle à l’esprit et à la lettre de l’œuvre, se contentant d’en donner une lecture moderne qui lui si parfaitement.

Les chœurs au centre de l’opéra

Etel Smyth montre une foule vivante et pittoresque (fort inquiétante au demeurant) et à l’instar du futur Peter Grimes de Britten, cette communauté jouée et chantée par des chœurs pléthorique, est omniprésente sur la scène. Smyth lui a réservé les plus grands airs, façon « chants de marin » qui explosent d’ailleurs dès la fin de l’ouverture avec le « Gods chosen people shall not pay the price of sins », suivi très rapidement après de courts échanges entre pêcheurs et prédicateur, du « Haste to the shore, the storm is nigh », chant des réjouissances à la gloire des « Wreckers » qui vont pouvoir piller à leur aise avec la levée d’une forte tempête, évoquée par un rythme soutenu et une écriture musicale très épique, aux grands élans enflammés.

Tout au long de l’œuvre, les chœurs occupent cette place centrale et l’on salue la très belle prestation tant scénique que vocale du Chœur de l’Opéra national de Karlsruhe et du chœur supplémentaire de la Staatskappelle, l’ensemble étant dirigé par Ulrich Wagner.

Dans un anglais parfait, ils excellent pour rendre compte au plus près de ces contradictions entre leur volonté de survie et les actes immondes qu’ils commettent pour assurer leur pitance quotidienne. Ils se montrent tour à tour inquiétants et touchants et la qualité de leur performance est l’un des piliers de la réussite de la représentation.

Très beau plateau vocal

Chacun des personnages dispose d’une série d’airs et de duos assez longs et soutenus qui donnent une variété lyrique passionnante, passant en revue les états d’âme de héros fortement contrastés.

Les deux femmes rivales dans le cœur de Mark, Avis et Thirza, ne sont ni des comparses ni des faire-valoir. En féministe convaincue, Ethel Smyth leur donne de très beaux morceaux.

Car, the Wreckers est aussi l’histoire de deux amants qui résisteront aux règles de fer de la communauté meurtrière, pour s’en affranchir et découvrir la rédemption dans la mort

La soprano bulgare Ralitsa Ralinova (en alternance avec Martha Eason) incarne une Avis, le fille du gardien du phare, énergique et charismatique que la mise en scène transforme en punk volontariste et un peu déjantée. Terriblement mortifiée de découvrir que Mark aime désormais Thirza, elle cherche à se convaincre que ce n’est que passager et qu’il l’aime encore avant d’entonner le charmant « Guard what is thine, lest thou lost it /Fleeting is a maiden’s favour », en apparence léger et primesautier mais empreint d’une grande amertume face à un Mark qui nie l’avoir jamais aimée.

La soprano a cette voix puissante au timbre juvénile qui sait exprimer les multiples sentiments qui l’animent alors, au travers de multiples nuances et couleurs et des accélérations de rythme qui expriment la colère qui suit ces révélations dans l’énergique « Ha! Ha! Ha! The rat’s in sight! » qui se termine par un déchirant « this she, she’s wearing him flowers » quand elle voit Thirza arriver. Les aigus et suraigus sollicités dans cet emploi, sont parfaitement tenus par Ralitsa Ralinova dont la voix est souple et ductile.

C’est la mezzo-soprano norvégienne Ann-Beth Solvang (en alternance avec Dorothea Spilger) qui interprète la belle et romantique Thirza, qui par amour (fou) pour Mark, s’associera sans hésiter à son acte de trahison et acceptera de mourir avec lui. Là aussi, le rôle est fort et l’incarnation parfaite dans toutes les nuances reflétant l’évolution de son personnage depuis le duo avec Mark du début de l’acte 1 jusqu’au final en passant par ce duo « alla Tristan » de l’acte 2. Elle a chanté Erda dans Der Rheingold, Fricka dans die Walküre et Waltraute dans Götterdämmerung. Elle offre donc une interprétation passionnée de cette femme du pasteur Pascoe, qui culmine, tandis qu’elle rejette avec force la demande de repentance de son mari, dans un « I ask to die… that I have lived that I loved «  d’une grande intensité, profession de foi qui n’est pas sans évoquer le monologue final de Minnie dans l’opéra contemporain de Puccini, la Fanciulla del West (1910).

Le Mark du ténor américain Brett Sprague est également un modèle de beau chant au service de cette partition toute britannique qui lui réserve quelques airs magnifiques d’un romantisme exacerbé et valorisé par les consonnances de la langue. A présent membre de l’ensemble de Karslruhe, on découvre sans surprise qu’il a été récemment un Peter Grimes remarqué à l’opéra d’Erfurt tant il est évident quand on l’écoute (et le voit) qu’il possède ce petit côté « barde » qui sied également au rôle de Mark dans l’œuvre d’Ethel Smyth. Doté d’un très beau timbre et d’une technique qui lui permet tout à la fois de donner de longues notes puissantes et bien tenues et des parties en arpèges montant ou descendant où son legato est parfait, il parvient sans difficulté à donner une évidente épaisseur à son personnage.

Le duo de l’acte 2 qui commence par le monologue superbe de Mark « The Ballad of the bones » est  plus court mais similaire par certains aspects au au fameux plus long duo de l’histoire de l’opéra, celui de Tristan und Isolde, également à l’acte 2. Il est introduit par un « Mark not tonight ! » de Thirza le suppliant de ne pas allumer son feu puis d’un « Thirza ! Thirza ! This she at last, Come to me my love » auquel elle répond « I come » dans un double élan conjoint et fortissimo qui se prolonge dans une fusion de leurs déclarations passionnées où, progressivement, ils ne font plus qu’un.

Et comme dans toutes les grandes maisons de troupe en Allemagne, l’ensemble des rôles est de ce haut niveau qui donne des plateaux homogènes et parfaits, dont le style est fluide et le jeu approprié. On saluera ainsi la performance du baryton Coréen Kihun Yoon en Pascoe (en alternance avec Konstantin Gorny), elle aussi toute en nuances, illustrant brillamment les différents aspects de son personnage, du prêcheur autoritaire à celui qui supplie ses compatriotes d’épargner cette « enfant » qu’est Thirza condamnée à mort par sa propre volonté.

Le jeune et touchant Jack, qui représente l’innocence, a les traits et la voix gracieuse et délicate de la mezzo-soprano franco-allemande, Florence Losseau, qui s’acquitte très brillamment de son rôle lumineux au milieu de la violence du groupe.

Le baryton-basse Oğulcan Yilmaz est Lawrence le gardien de phare, habitué des seconds rôles à l’opéra de Munich, et qui mérite également nos éloges, montrant tout à la fois beaucoup de présence sur scène et une belle performance vocale tout comme la basse chinoise Liangliang Zhao en Harvey et le ténor Klaus Schneider en Tallan, tous deux membres de l’ensemble de Karlsruhe.

La baguette inspirée de Georg Fritzsch

Mais l’opéra n’est rien sans la musique et son chef d’orchestre. C’est le directeur musical de l’opéra de Karlsruhe, Georg Fritzsch, en poste depuis 2020, qui assure brillamment la conduite de ce drame intense où il faut tout à la fois assurer la puissance et la diversité d’un orchestre très en forme, qui a la partie belle dans les longs morceaux instrumentaux, sa cohésion avec les divers chœurs, les scènes de foule héroïques et les moments intimistes assurés par les solistes seuls ou à deux.

Et c’est l’une des clés de la réussite de la soirée.

Les longs applaudissements qui ont accueilli l’ensemble des protagonistes de cette superbe réalisation, lui sont notamment adressés, à juste titre. Sa baguette fait des miracles !

Il ne faut pas rater cette séduisante découverte d’un opéra oublié !

Badisches Staatstheater Karlsruhe, réservations

The Wreckers

Opéra d’Ethel Smyth
Livret de Henry Brewster
En anglais avec surtitres allemands et anglais

Première allemande de la version anglaise
Durée : 2h 40, 1 entracte

Du 29 septembre au 27 décembre 2024

Photos : © Felix Grünschloß