Après Philippe Artières, Philippe Mangeot, Vinciane Despret et quelques autres, Judith Butler accompagne tout au long de cette saison la vie du Centre Pompidou afin d’éclairer les enjeux du présent et faire dialoguer les idées avec l’art et la création. Pour cette première séance, elle a convié dans le cadre du Festival Extra! Elsa Dorlin et Hourya Bentouhami à échanger avec elle.
On est tenté de se dire que le véritable objet culte de cette première lecture se situait au ras des pâquerettes du plateau de la grande salle du sous-sol du CGP. Littéralement, aux pieds de ces trois intellectuelles engagées qui arboraient avec leurs habits de ville de magnifiques sneakers colorés. Alors, comment tenir debout, droites dans ses baskets, comment la culture du bitume, de la terre, mais aussi du monde urbain dans toute son évidence brute pourrait prendre part à la discussion ? Mais sans doute, nous nous égarons.
En début de séance, Mathieu Potte-Bonneville, directeur du département Culture et Création du Centre Pompidou, a posé les termes du débat. Sur la vie des idées après Michel Foucault et ce que l’on peut/doit en faire. Précisément comprendre ce qu’il en est de l’envie de vivre, et surtout de vivre ensemble. Cela, en passant par un raisonnement presque socratique s’efforçant de déconstruire l’ici et le maintenant. Quelle est notre situation, à ce moment présent ? En introduction et en français, Butler va entrer dans le vif du sujet, examinant la crise écologique et le pessimisme suicidaire des jeunes ; la logique politique plaçant quasiment en état d’esclavage certaines catégories de la population (au sud, dans les zones suburbaines, dans les communautés pauvres et issues de l’immigration) tandis que d’autres continuent à ne pas changer, peut-être comme le dit Elsa Dorlin, pour se laisser porter par des passions morbides de fin du monde, de grands départs vers de nouvelles galaxies. Hourya Bentouhami ira même plus loin : si ces damnés de la terre sont réduits à des flashs infos, étrangers sans existence connue, c’est que leur histoire entière jusqu’à leur chagrin, leur deuil n’existe pas.
On compte les migrants morts, mais d’aucuns connaissent leur histoire particulière. Comme si l’humanité était en guerre contre elle-même. Comme si s’exerçait une guerre froide du « laisser mourir » qui empoisonnait l’air que nous respirons, au point de rendre la planète irrespirable. Car tout se tient, bien sûr. En passant par Marielle Macé, Etel Adnan jusqu’à Judith Butler, la vie au présent/à présent se déroule dans cette interface entre politique, écologie et sentiments, dans cet entrelacement des agentivités et des récits qui peinent à incarner la réalité de ce qui arrive : entre la terre et les humains, entre la politique et les passions. Faudra-t-il alors en venir à la révolte physique, à cette violence, « autodéfendue » où Elsa Dorlin croit voir un moyen pour changer ce pauvre monde ? Comment, en effet, formuler un désir de vivre, comment continuer à avoir le désir de vivre ensemble à partir de l’invivable ?
Nous voici parvenus au moment culte de cette première lecture : la ligne de fracture entre Butler et ses invitées. Celles-ci nous ramènent sans cesse à cette mélancolie du grand soir, à cette difficulté logique d’appeler à la violence contre le capitalisme sans y prendre part soi-même, radicalement, en s’affichant soi-même comme violent. Butler le craint et, surtout, elle n’y croit pas, mais alors pas du tout, tout comme elle ne place pas son concept de performativité qui a tant bouleversé les modes d’agir et de pensée depuis ces dernières années « au centre de sa politique ». Butler n’est peut-être pas aussi butlerienne que son œuvre traduite nous le laisse entendre et cette rencontre est sans doute un moment important pour le comprendre. L’intellectuelle considère ainsi que l’on trouve son chemin parfois, mais jamais seul, plutôt dans des interactions avec les autres, avec tous les autres. Elle veut croire que l’on peut transformer les conditions de « vivabilité », dans la liesse du social et du souci d’autrui. Ce moment est vraiment culte, car il est assez rare de rencontrer une penseure, reconnue pour des théories qu’elle juge secondaire et suffisamment ouverte d’esprit pour entendre à quel point – même dans cet entre-soi de la pensée- personne n’est vraiment d’accord, sur le fond. Voilà qui est très noble, mais aussi un peu triste pour tout le monde. Butler secoue la tête avec compassion. « Comment mourir ? » laisse-t-elle finalement échapper. Après quelques questions avec la salle, elle reprend le micro et déclare que le trio est « fatigué », et que l’on va s’en tenir là, pour l’instant.
La suite au prochain épisode ; le 12 octobre avec Étienne Balibar, le 16 novembre avec le très cultissime Paul B. Preciado et le 7 décembre avec Monique David-Ménard.
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