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16.03.2025 → 17.03.2025

Joshua Weilerstein : « La symphonie “Babi Yar” et l’oratorio “Un survivant de Varsovie” sont des mémoriaux musicaux »

par Yaël Hirsch
04.03.2025

Le chef d’orchestre Joshua Weilerstein dirige un programme important à la tête de l‘Orchestre National de Lille, à Lille le 16 mars et à Paris le 17 : la Symphonie n°13 Babi Yar de Chostakovitch (1962) et Un Survivant de Varsovie de Schoenberg (1947). Deux œuvres qui abordent l’antisémitisme et la mémoire. Rencontre avec un chef d’orchestre habité, qui conçoit la musique et ses émotions comme un canal majeur de la prise de conscience.

Comment vous est venue l’idée de composer ce programme, ce concert qui lie la 13e symphonie Babi Yar de Chostakovitch et Un survivant de Varsovie de Schoenberg ?

Cela m’est venu de la lecture de l’essai de L’écho du temps. La musique, la mémoire, et la Seconde Guerre mondiale de Jeremy Eichler. Il s’agit d’un essai important qui fait le pont entre des compositions écrites pendant ou après la Seconde Guerre mondiale : Les Métamorphoses de Richard Strauss, Un survivant de Varsovie d’Arnold Schoenberg,  Babi Yar de Dimitri Chostakovitch et le War Requiem Benjamin Britten. Et j’ai conservé Un survivant de Varsovie et  Babi Yar, qui sont pour moi deux œuvres qui permettent de prendre conscience. Un survivant de Varsovie est la première création de Schoenberg après la Seconde Guerre mondiale et cet oratorio met l’accent sur les victimes de la Shoah. De même, pour Chostakovitch, le premier mouvement de la Symphonie Babi Yar est centré sur l’antisémitisme, mais il l’élargit et le combine aux quatre autres mouvements qui forment une grande symphonie traitant de la conscience et de la vie en Union Soviétique. Pour moi, la symphonie de Chostakovitch se situe moralement et musicalement dans la continuité de l’œuvre de Schoenberg. Pour le public, les deux œuvres sont non seulement intenses, mais également très intéressantes dans leur travail de mémoire et d’éveil des consciences.

Le texte est important, qu’il s’agisse de poèmes, de prose ou de prières, et il est en plusieurs langues. Pouvez-vous en parler et expliquer comment il interagit avec la musique et l’orchestre ?

Dans son oratorio, Schoenberg utilise trois langues : l’anglais, l’allemand et l’hébreu. La manière dont il les intègre est très intéressante, notamment avec la voix d’un nazi et celle du chœur qui surgit en hébreu. Ce moment est particulièrement émouvant, lorsque le chœur se met à chanter la prière fondamentale pour le judaïsme « Chema Israël ». Alors que dans la 13ᵉ symphonie, il y a également du russe, il y a eu un véritable travail linguistique du chœur ; le chef a travaillé avec un coach en russe et un coach en hébreu. Quant au public, il a les sous-titres, et c’est particulièrement intéressant d’avoir ces quatre langues en connexion autour de ce thème précis de l’antisémitisme et de la vie en Russie soviétique.

C’est Lambert Wilson qui est le récitant de ce concert. Comment s’est faite la rencontre et comment travaille t-il sur la langue et le texte avec les musiciens ?

Lambert Wilson travaille régulièrement avec l’Orchestre national de Lille ; ce fut notamment le cas pour du Kurt Weil en 2020 et il a déjà travaillé sur la symphonie Babi Yar. Sa langue maternelle est l’anglais, donc il n’a pas de difficulté particulière à naviguer entre les langues.

Et pour l’orchestre, quels sont les challenges de ce programme moralement et historiquement très signifiant ?

D’un point de vue technique, l’oratorio de Schoenberg est beaucoup plus complexe que la symphonie de Chostakovitch. Mais il y a un grand défi dans Babi Yar : il n’est pas facile de maintenir l’intensité tout au long du programme, notamment après le premier mouvement. Il n’y a pas de pause, c’est une heure d’écoute continue et de musique très intense. Les trois derniers mouvements de Chostakovitch ne sont pas linéaires. Certains moments sont froids, tandis que d’autres sont plus intenses. Il faut garder toutes les couleurs et les caractères de cette musique, tout en restant fidèle au cheminement de l’œuvre.

La symphonie Babi Yar a été créée en 1962 par Dimitri Chostakovitch à partir d’un poème d’Evgueni Evtouchenko, ce qui est assez rare. Pouvez-vous nous raconter son histoire et sa réception ?

Chostakovitch s’est inspiré du poème Babi Yar qu’il a lu avant de contacter Evtouchenko, qui avait 31 ans à l’époque. Chostakovitch était extrêmement connu et respecté en Union soviétique et il lui a dit qu’il aimait son poème et souhaitait écrire une œuvre à partir de celui-ci. Yevtouchenko a accepté avec enthousiasme, et Chostakovitch a avoué avoir déjà commencé la composition. Après le premier mouvement, il a demandé à Evtouchenko, d’écrire un poème spécialement pour le quatrième mouvement de la symphonie. Pour Chostakovitch et Evtouchenko, il était essentiel d’évoquer la vie en Union soviétique, notamment sous Staline. Or, même après la mort de ce dernier (après 1953) et à l’ère Brejnev, cette œuvre restait dangereuse à interpréter. Il y a eu de la censure, il a été difficile de convaincre les chanteurs et elle n’était pas assurée d’être bien reçue. Paradoxalement, ce ne sont pas les quatre derniers mouvements – qui critiquent ouvertement l’Union soviétique – que Khrouchtchev a tenté d’interdire. C’est le premier, celui qui est consacré à l’antisémitisme. Khrouchtchev affirmait que l’antisémitisme n’existait pas en URSS. Lors des répétitions, la basse soliste lui a demandé pourquoi il devait chanter sur l’antisémitisme, puisque cela « n’existait pas » dans le pays. Khrouchtchev a réagi en criant dans la salle : « Non, ce n’est pas vrai, il y a de l’antisémitisme et il faut le dénoncer ! ». Comme l’écrit Evtouchenko dans le poème : « Je n’ai pas une goutte de sang juif. / Mais, détesté d’une haine endurcie, / je suis juif pour tout antisémite. / C’est pourquoi/ je suis un Russe véritable ! ». De même, Chostakovitch n’était pas juif et pourtant il est peut-être encore plus proche de la sensibilité juive dans sa musique que Schoenberg. Ce dernier était un homme d’extrêmes, qui a vécu l’exil pour survivre à la guerre et qui a d’abord rejeté le judaïsme avant d’y revenir après avoir fui l’Europe nazie. Il ne lisait pas l’hébreu, alors pour le texte de son Survivant de Varsovie, il a pris conseil auprès d’un rabbin auquel il a demandé une translittération de la prière « Chema ». Et le rabbin a dû lui rappeler que l’Hébreu se lisait de droite à gauche, il ne le savait pas… Donc oui, le plus juif des deux, c’était peut-être Chostakovitch !

Malgré la noirceur du thème et notamment la manière dont le premier mouvement dépeint l’antisémitisme, le deuxième mouvement est burlesque, humoristique, ricanant. Pouvez-vous l’expliquer ?

En effet on retrouve dans le deuxième mouvement un humour et une ironie caractéristiques de Chostakovitch, mêlés néanmoins à de nombreuses nuances sombres : il y a des moments où il cite musicalement le premier mouvement, créant ainsi une combinaison entre la grande dimension sonore du premier mouvement et le grand humour du deuxième. Tout est complètement connecté. Chez Chostakovitch, il y a beaucoup d’humour, mais un humour très sombre. C’est véritablement de l’humour noir juif. Si on ne rit pas, que fait-on ? C’est une manière de survivre, une forme de résilience.

80 ans après la libération des camps, quand l’Afd perce ainsi en Allemagne et au moment où l’antisémitisme explose en Europe, cela a-t-il une résonance particulière de jouer ce programme ?

Oui, c’est important de jouer ces deux œuvres d’une façon qui met en lumière l’antisémitisme en Europe au moment où les attaques contre les juifs se multiplient. Mais il s’agit aussi de deux œuvres profondes, émouvantes et connectées ; de véritables mémoriaux musicaux. D’une certaine façon, c’est un programme qui parle du présent, mais aussi un programme qui résonne pour toujours. Malheureusement, c’est un thème qui est toujours d’actualité. D’une certaine manière, il est toujours présent. Et ce que fait la grande musique, c’est la capacité à éveiller nos consciences à travers les temps. Ces deux pièces ont l’antisémitisme au cœur de leur propos. Chostakovitch et Schoenberg sont là pour dire la vérité et être honnêtes, et ce sont des valeurs qui nous manquent aujourd’hui. Je ne pense pas que la musique puisse changer le monde, mais elle peut changer certaines perspectives. Chostakovitch disait à propos du Poème Babi Yar d’Evtouchenko : « Avant, personne ne savait ce qui s’était passé à Babi Yar, parce que les nazis et les Soviétiques ont détruit les preuves. Mais après, les gens le savent. L’art détruit le silence. » Si ce concert peut rappeler à quiconque ce qu’a été Babi Yar, alors il est essentiel. Aux États-Unis, 60 % des jeunes de 18 à 39 ans n’ont jamais entendu parler de la Shoah, c’est horrible ! Les mémoriaux sont importants. Ils font partie de la manière dont on apprend. La musique ne peut pas tout faire, mais elle peut être une part de cette transmission. Dans une lettre de réponse à une amie qui critiquait le caractère « didactique » du poème d’Evtouchenko, Chostakovitch a eu cette réponse qui m’a marqué : « Perdre la conscience, c’est perdre tout. »

Credit photo : Ugo-Ponte

Schoenberg, Un survivant de Varsovie
Chostakovitch, Symphonie n°13, Babi Yar

Le 16 mars 2025 au Nouveau Siècle à Lille à 16 h, et le 17 mars à 20h à la Philharmonie de Paris.

Le concert du 16 mars sera enregistrée et diffusée sur la chaîne Youtube de l’Orchestre National de Lille tandis que le celui du 17 mars sera diffusé en direct sur France Musique.

 

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