Le photographe américain John B. Weller est une figure majeure de la conservation marine. Depuis vingt ans, il explore et défend l’Antarctique — allant jusqu’à contribuer directement à la création de la plus grande aire marine protégée au monde : la mer de Ross. Après son intervention aux Entretiens de Royaumont, il nous a raconté comment des images peuvent influencer la science, la diplomatie et notre vision du monde.
DH : Comment a commencé votre aventure antarctique ?
John Weller : « En 2004, une amie de lycée, Heidi Geisz, est venue me voir avec un article scientifique de l’écologue antarctique David Ainley, consacré au dernier écosystème marin intact : la mer de Ross. Elle me l’a littéralement mis dans les mains en me disant : “C’est ton histoire.” Je l’ai lu, et ça m’a vraiment travaillé. L’idée que nous étions réduits à un dernier endroit intact dans tout l’océan… ça m’a bouleversé. »
À l’époque, John venait d’achever son premier livre consacré aux déserts du Colorado. Il y avait observé une alliance improbable entre éleveurs conservateurs et environnementalistes pour protéger les Great Sand Dunes — un moment décisif dans sa compréhension de la conservation :
« Cela a transformé mon idée de la conservation : ce n’était plus protéger un espace sauvage, mais protéger des gens. »
Cette révélation deviendra le socle de tout son engagement futur.
DH : Quel a été votre plus grand défi dans ce projet titanesque ?
JW : « Le premier, c’est que je n’avais aucun financement. J’ai tout financé moi-même. J’ai fini par devoir hypothéquer littéralement toute ma vie pour mener ce projet. »
Un second défi, plus inattendu, apparaît rapidement : créer un pont entre l’art et la politique internationale.
« Le plus difficile, en réalité, c’était de construire ce lien entre l’art et la politique — trouver comment utiliser les images pour provoquer un changement en mer de Ross. Je parlais aux ONG, aux organisations qui travaillent en Antarctique… je construisais des amitiés, des collaborations pour porter cette histoire. »
Au fil des années, John Weller multiplie conférences, rencontres et appels — parfois jusqu’à quinze par jour. Son travail photographique se tisse en parallèle de six années d’expéditions, d’un entraînement intensif à la plongée et de voyages à bord de brise-glaces.
Au-delà de la force des images de John Weller, c’est la construction d’une mobilisation internationale qui impressionne.
Autour de 2009, John Weller organise un symposium réunissant pour la première fois l’ensemble des chercheurs de la mer de Ross: un évènement clé qui conduira à la rédaction du Master paper scientifique qui soutiendra la proposition de faire cette mer une aire marine protégée.
Cette synthèse permet aux États-Unis de porter officiellement le dossier devant la Commission pour la conservation de la faune et la flore marines de l’Antarctique (CCAMLR), où toute décision nécessite… l’unanimité.
DH : Comment convainc-t-on la planète entière ?
JW : « Au début, c’est fou — nous étions deux. Et à la fin, il y avait littéralement des milliers de personnes, et des organisations dans tous les pays membres de la CCAMLR qui racontaient exactement la même histoire : qu’il fallait protéger la mer de Ross. »
Un tournant décisif survient lorsque Weller et ses partenaires présentent leur travail à John Kerry, alors secrétaire d’État américain.
« Nous avons réussi à rencontrer John Kerry, à lui montrer le film de mon partenaire basé en Nouvelle-Zélande, Peter Young, ainsi que mon livre et mes photos — et il a décidé que cela ferait partie de son héritage. Il est devenu un défenseur très puissant, essentiel pour rallier la Chine et la Russie. »
En 2016, après des années de négociations, l’Aire Marine Protégée de la mer de Ross est adoptée — la plus vaste au monde.

Emperor Penguin and Icebreaker © John B. Weller
DH : Parmi toutes vos photos, y en a t-il une qui vous habite encore aujourd’hui ?
John sourit, puis raconte :
JW : « Je voyageais vers la mer de Ross sur un brise-glace russe. Ils ont immobilisé le navire dans la glace, et j’ai fait le tour de l’étrave. Là, un manchot empereur se tenait seul devant cette masse métallique gigantesque. À cet instant, c’était exactement comme la photo de Tian’anmen : ce petit être presque en défiance face à cette bête d’acier. J’étais sur la glace en train de photographier, et c’est l’un des moments les plus forts de ma vie. »
DH : Et maintenant ? Quel est le prochain défi ?
JW : « Le principal, c’est que l’Aire Marine Protégée ne durera que 35 ans. En 2052, elle devra être réadoptée. Par consensus. Et pour y parvenir, elle doit être suivie et étudiée correctement. Ce qui est difficile, c’est que nous n’avons pas vraiment respecté ce mandat — la CCAMLR doit encore adopter un plan de recherche et de suivi, et ce plan n’a toujours pas été adopté du côté diplomatique. »
Pour combler ce vide, John Weller et son épouse — aujourd’hui scientifique de la mer de Ross — ont lancé un Research Coordination Network regroupant déjà 128 chercheurs de 22 pays. Leur objectif : fournir les preuves indispensables au renouvellement de la protection en 2052.
« La photographie a été essentielle, et elle l’est toujours — mais ce n’est plus qu’une partie du travail. »
Pour John Weller, l’écologie n’est pas une cause : c’est une trajectoire de vie. Son parcours l’a amené à plonger, au sens propre comme au figuré, au cœur de l’un des derniers sanctuaires du vivant. Désormais, il s’attache à fédérer la communauté scientifique pour que cette protection perdure.
Il résume ainsi ce qu’il a vécu :
« C’était incroyable d’en faire partie, mais encore plus incroyable de voir cette communauté se construire autour de l’idée de protéger quelque chose. C’était, au fond, une véritable collaboration mondiale, avec tellement de gens impliqués. Rien que d’y penser, ça me fait monter les larmes. »
Visuels :
John Weller in Antarctica © Shawn Heinrichs 2023
Emperor Penguin and Icebreaker © John B Weller